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est favorisé encore par la réduction des frais généraux et surtout par l’abaissement des prix de revient du magasin, qui, faisant des commandes de quatre ou cinq cent mille francs d’un seul coup, — cent fois plus fortes que celles du détaillant minuscule, — obtient des industriels un tout autre traitement que lui. Ce prix avantageux que les consommateurs se flattent, et avec raison, d’obtenir du fabricant par leur groupement en syndicats et en coopératives, est déjà en grande partie acquis au public par l’intervention de ces courtiers énormes qui pèsent de tout le poids de leur clientèle sur le producteur, et l’obligent à se contenter lui aussi d’un gain raisonnable. Si la concurrence qui s’établit alors entre les fabricans oblige à disparaître les petits ateliers, incapables de lutter de bon marché avec les grandes usines, c’est la loi même du progrès qui s’accomplit. S’en étonner ou s’en indigner, c’est déplorer les résultats les meilleurs de la civilisation.

Des deux autres maisons qui figurent sur un rang peu différent de la Belle Jardinière, l’une, le Printemps, appartient à une société venue tardivement, après succès déjà escompté ; l’autre, la Samaritaine, a pour maître unique un ménage dont le succès rapide prouve que l’intelligence et la volonté suffisent pour réussir — sans argent — en ce siècle où l’on gémit si fort sur la « féodalité financière. » M. Jules Jaluzot, fondateur du Printemps, était, en 1865, chef de comptoir au Bon Marché. Enrichi par son mariage, il eut l’idée assez naturelle de s’établir à son compte, et, quittant le Bon Marché, il fit bâtir au coin du boulevard Haussmann une maison de rapport dont les étages inférieurs devaient servir à loger le nouveau magasin du Printemps. Son capital personnel, d’environ 300 000 francs, passa tout entier dans le premier achat de marchandises ; la maison réussit à souhait au point de vue du chiffre de vente… mais non au point de vue du bénéfice ; et à la fin de la première année les 300 000 francs étaient dépensés. M. Jaluzot continua et, comme il ne tarda pas à faire 4 millions d’affaires, il rentra vite dans ses débours. Le local devint trop étroit ; d’étage en étage les rayons montèrent, au fur et à mesure que les locataires déménageaient ; puis, selon la progression ordinaire, les maisons voisines furent envahies une à une. Survint l’incendie de 1881, à la suite duquel M. Jaluzot, pour rebâtir et exploiter le Printemps, crut devoir faire appel au crédit et fonda une société en commandite au capital de 35 millions. Rien n’expliquait l’importance de ce chiffre, puisque le principe même du commerce des nouveautés est de brasser de grosses ventes avec un capital aussi réduit que possible. Le propriétaire du Printemps, qui passa à cette époque pour avoir fait une opération très habile, me semble au contraire s’être plutôt trompé