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donner de résultats durables que si le client était satisfait ; et quoique la révolution qui se produisit il y a quarante ans dans la fabrication et le prix des tissus ait certainement favorisé le commerce des nouveautés, on n’aurait pas appris aux Parisiens le chemin d’une boutique sise entre les Petits-Ménages et les Incurables s’ils n’y eussent été conduits par un juste souci de l’économie. Aussi, quoique le chiffre de vente du Bon Marché eût passé, de 1852 à 1863, de 450 000 francs à 7 millions, il ne semble pas que les profits encaissés eussent suivi une marche ascensionnelle correspondante.

Est-ce à ce motif que l’on doit attribuer la rupture de MM. Boucicaut et Vidau ? Toujours est-il qu’en 1863 M. Vidau se retira, en vendant le fonds 1 520 000 francs à son associé, qui était loin de posséder la somme nécessaire pour le désintéresser. Le bruit courut que la somme avait été avancée à M. Boucicaut par des maisons religieuses, et que les jésuites commanditaient l’affaire. En réalité, le « jésuite » était un M. Maillard, naguère employé de commerce à Paris, qui avait fait fortune en exploitant à New York un restaurant qui n’avait rien de dévot, joint à une confiserie à la mode. Aucune part ne lui était donnée d’ailleurs dans la direction du Bon Marché, où M. et Mme Boucicaut demeuraient seuls maîtres. Grâce à leur labeur et à leur adresse, la maison prospéra au point que, six ans après (1869), M. Boucicaut, qui avait acquis peu à peu l’îlot compris entre les rues de Sèvres, Velpeau, du Bac et de Babylone, posait la première pierre des bâtimens industriels destinés à remplacer les logis bourgeois, aménagés tant bien que mal pour le commerce. La vente s’élevait alors à 21 millions de francs. Après avoir vu le chiffre de ses affaires grossir en 1877 jusqu’à 67 millions, le fondateur de cette institution magnifique mourut sans qu’il lui fut donné d’en suivre la marche jusqu’à son apogée. Son fils ne lui survécut pas longtemps, et sa veuve hérita seule du magasin.

Sans famille proche, parvenue au seuil de la vieillesse et jouissant d’une fortune quasi « royale, » — comme on disait au temps où les rois étaient les plus riches des hommes, — la simple ouvrière qu’avait été Marguerite Guérin eût pu se retirer, en cédant à des conditions avantageuses cette entreprise qu’elle savart ne devoir être continuée par aucun des siens. Elle n’y songea même pas ! À son tour elle voulut jouer, sur la scène commerciale, l’un des plus nobles rôles qu’il ait été donné à un patron de remplir. Dans ce ménage, désormais historique, chacun des deux époux eut sa part de grandeur. Le mari avait réalisé sa conception du négoce nouveau dans une maison exceptionnellement florissante ; la femme fit passer cette maison, moitié de son