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eût-il pu, par une coalition facile, établir les prix de vente à sa guise, si un élément étranger ne fût venu, à intervalles fixes, arbitrer la valeur des marchandises.

Cette concurrence régulatrice des prix, — qui remplissait, dans les simples chefs-lieux de sénéchaussées comme dans les centres populeux, l’office de la quatrième page des journaux et des catalogues de nos grands magasins actuels, — était celle des foires franches, bazars ambulans d’une population immobile. Paris lui-même, quoique le commerce normal y fût plus mouvementé qu’ailleurs, avait ses deux grandes foires, l’une à Saint-Denis, le Landit annuel, et l’autre en plein faubourg Saint-Germain, près de Saint-Sulpice, au cœur de la capitale. Celle-ci n’était pas seulement une occasion de fêtes, de « braveries », de cadeaux aux dames, — Louis XIII donnait à la reine 4 000 écus (70 000 francs actuels) pour sa foire, — mais aussi le siège de négociations fort actives, une exhibition de marchandises analogue aux « expositions » trimestrielles de nos magasins contemporains. Là les manufacturiers de toute la France, les « ouvriers », comme on disait alors, venaient en personne débiter leurs produits.

Les foires ne jouissaient pas toutes du même degré de vogue, et le succès de celles qui réussirent ne fut pas éternel. Celles de Champagne, fameuses au XIIIe siècle, lorsque chaque fabricant du Midi y avait son entrepôt spécial, étaient tombées cent ans après au quart de leur importance, si l’on en juge par les taxes perçues sur les marchands. Taxes légères toujours, — une vingtaine de francs d’aujourd’hui pour le loyer d’une boutique à Saint-Denis, sous Henri III, — le profit venait du grand nombre des vendeurs. À la foire de Beaucaire, au temps de Richelieu, il y avait pour 6 millions de francs actuels de marchandises. Loin d’imposer un surcroît de charges à ces marchands exceptionnels qui venaient rivaliser avec le commerçant du cru, on les favorisait : leurs pacotilles étaient exemptées des droits de douanes et d’octrois, à l’entrée et à la sortie. Tous les règlemens se relâchaient, toutes les barrières s’abaissaient pour faciliter les transactions, la procédure et la paperasserie étaient muselées. Une légende, — je veux croire que ce n’est qu’une légende, — conte qu’à Bordeaux, durant les quinze jours des foires qui se tenaient au printemps et à l’automne, le cours habituel des lois était suspendu. Les pères avaient, dit-on, droit de vie et de mort sur les enfans, et les maris sur leurs femmes, et n’encouraient aucune peine, s’ils en usaient, pourvu qu’ils jurassent solennellement « avoir obéi à un mouvement regrettable de colère. »

Peu à peu, à mesure que les communications devinrent plus faciles et la concurrence mieux établie, les foires déclinèrent. Au