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directement leur travail. — Chacun s’applique à réduire les bénéfices interposés entre les producteurs et les consommateurs. Mais à côté de cette haine de l’intermédiaire minable, qui vend cher et qui gagne peu, se développe dans l’opinion un mauvais vouloir non moins vivace contre la seule espèce de commerçans qui gagnent beaucoup en vendant bon marché, contre ces bazars immenses qui réalisent précisément, dans une large mesure, la suppression souhaitée des intermédiaires.

Ceux d’ailleurs dont l’esprit est hanté de ces deux idées contradictoires, — suppression des intermédiaires et protection du petit commerce, — ne conforment leur conduite privée ni à l’une ni à l’autre : si bien que le chiffre d’affaires des grands magasins augmente sans cesse, et que la concurrence des syndicats n’atteint pas les petits détaillans, là où ils sont vraiment utiles. Le mouvement de concentration est la caractéristique de la vie moderne : les grandes nations succèdent aux petits États, les grandes capitales succèdent aux petites cités, les grandes usines aux petites échoppes ; les grands paquebots chargeant dans de grands ports remplacent les voiliers amarrés dans des cuvettes d’eau de mer, comme les chemins de fer ont remplacé les diligences, les coches et les messagers. Les entreprises où se complaît l’activité contemporaine deviennent de plus en plus colossales, exigent de plus en plus la forme de l’association. Mais cette révolution ne supprime pas la classe des commerçans-ouvriers ; chaque jour au contraire il s’en établit de nouveaux. Il y a deux siècles chaque famille rurale faisait son pain et chaque bourgeoise faisait ses robes. S’il n’en est plus de même aujourd’hui, c’est que l’on a reconnu qu’il valait mieux parfois s’adresser à un intermédiaire que de s’en passer. La division du travail est l’essence de la civilisation ; c’est elle qui a substitué le système de l’intermédiaire au particularisme de nos ancêtres, qui faisaient tout par eux-mêmes comme Robinson dans son île.

Si donc c’est une sottise de croire que l’on puisse supprimer le commerce, c’en est une autre pourtant que de regretter la forme qu’il revêtait nécessairement autrefois. Soumis aux trois unités, comme la tragédie classique : unité de boutique, unité de marchandise, unité de commis ou d’apprenti, l’ancien marchand voyait son essor borné moins encore par les règlemens que par les conditions matérielles de l’existence. On ne se figure pas le Bon Marché ou le Louvre dans une ville de quelques centaines de mille âmes, à une époque où ni les gens ne se remuent ni les choses ne se déplacent. Marchands et bourgeois, enfermés dans leurs murailles, étaient condamnés à s’acheter exclusivement les uns aux autres ce dont ils avaient besoin ; — et peut-être le commerce indigène