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chemin du rancho. Amada revient vers nous au galop, nous dépasse sans s’arrêter, dépasse même la coupure qui conduit à la prairie. Elle va, je le comprends, à la recherche de Maximo. Est-ce pour le maudire, pour le consoler, ou pour savoir la vérité ? Je ne m’amuse pas à conjecturer. J’épie anxieux la pirogue qui danse affolée sur la pointe écumeuse des flots, et je pense avec douleur à don Blas, qui n’a plus qu’un fils !


V.

Il est huit heures du matin, environ. Le vent du sud continue à tordre les branches, à secouer les feuillages, et cette rumeur, toujours lugubre, le semble plus encore en ce moment. Lorenzo est couché sous le corridor extérieur du rancho de don Onésimo, et la mère d’Amada, écrasée par la douleur, m’aide pourtant à faire prendre au moribond, de temps à autre, quelques cuillerées d’un cordial à base de rhum. Tous les Indiens établis autour des deux ranchos, hommes, femmes et enfans, se tiennent debout en face du crucifix attaché au mur de bambous contre lequel la couche du jeune homme est appuyée, et murmurent des prières.

Don Blas et don Onésimo sont assis côte à côte, ne perdent pas de vue les traits décomposés de leur fils commun, comme ils se le disent. Parfois un des deux vieillards se lève et vient m’interroger, veut m’arracher un mot d’espérance, et je ne puis répondre que par des gestes découragés. Amada paraît, va près de sa mère qu’elle étreint, qu’elle embrasse, sur le sein de laquelle elle pose sa tête, et pleure.

De loin en loin elle se lève, va se pencher au-dessus de Lorenzo, le nomme, puis, peu à peu, l’appelle d’une voix brisée, pleine de sanglots. Tout à coup le jeune homme s’agite, ramène vers lui un de ses bras, ouvre les yeux pour les refermer aussitôt, comme ébloui. Amada prononce son nom ; il sourit au son de cette voix chère, mais ses yeux restent clos.

Je soulève sa tête, je réussis à lui faire avaler plusieurs gorgées du cordial qui semble le ranimer, et c’est distinctement qu’il prononce le mot « merci ». Tous les regards se tournent vers moi en me voyant consulter le pouls du blessé, m’interrogent. Une fois de plus, je ne puis répondre qu’en baissant le front. Un chien s’approche, flaire le lit rustique, fait entendre un long hurlement. On le chasse, tandis que les femmes laissent un libre cours à leurs sanglots ; elles ont vu, dans le cri de l’animal, un présage de mort.

Soudain elles se taisent, don Blas et don Onésimo se lèvent en même temps. Les bras du premier s’étendent, se raidissent