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un peu de fraîcheur. J’admire le calme de la vallée, l’immobilité des eaux du lac, la quiétude de tout ce qui m’entoure, car pas un souffle ne fait frissonner le feuillage. Comme contraste, je songe aux inquiétudes de tous mes hôtes et de leurs voisins, au désespoir de Maximo, et, comme contraste encore, à la mobilité de l’esprit des femmes, à leur humeur capricieuse, à tout ce qui les rend charmantes, irrésistibles, enivrantes, cruelles. Je songe aux deux frères que j’ai vus combattre, et celui que je plains, ce n’est déjà plus le brutal Maximo, mais le confiant Lorenzo dont ce sera probablement demain le tour de souffrir et de pleurer.

Un rugissement se fait entendre là-bas, au loin, dans la forêt, et je m’endors en répétant les paroles de Mateo :

— Hommes ou tigres, tigres ou hommes, c’est tout un, quand la folie d’amour les tient !


IV

Don Onésimo et sa femme ont été bons prophètes, car je me réveille au bruit du feuillage des arbres qui entourent le rancho, feuillage secoué par les souffles intermittens et déjà impétueux du vent du sud, ce siroco des plaines embrasées qui bordent l’océan Pacifique et qui vient mourir sur les rives de l’Atlantique. Pas un chant d’oiseau ne se fait entendre, et aucun des hôtes ailés du lac, en ce moment agité et comme bouillonnant, n’ose abandonner son asile de nuit. Seuls les vautours sont assez hardis, ou, plutôt, ont l’aile assez puissante pour oser braver l’ouragan. Ils s’élancent, se laissent emporter par les tourbillons, se balancent et, vigoureux, habiles, s’élèvent durant les accalmies. Ils montent, montent par degrés laborieux dans le ciel pur, atteignent des hauteurs où l’air est inaccessible aux vents de la terre et planant alors majestueux, baignés de soleil, ils décrivent des cercles sans fin.

Mateo, avant d’aller rejoindre Lorenzo, est venu prendre mes ordres. S’il s’attarde, mon brave guide, à seller le cheval que je dois monter, puis celui d’Amada, c’est qu’il croit que l’opération pour laquelle il a été convié sera remise au lendemain, car le vacarme du vent excite les taureaux, les affole, les rend plus agressifs. Néanmoins, sa tâche terminée, il se met en selle et pénètre dans la forêt où il pleut des branches mortes, souvent dangereuses par leur taille et leur poids. Je recommande au mulâtre d’être prudent, sans grand espoir d’être écouté, car, si Mateo possède la longueur et la maigreur du grand chevalier de la Manche, il en possède aussi l’aveugle audace.

Amada paraît, l’œil brillant. Ses traits ont décidément perdu