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deux caïmans dont la présence en ce lieu élevé reste un problème que je n’ai pas encore réussi à résoudre, un foyer s’allume. Amada l’aperçoit, se lève, le contemple, se rapproche de moi.

— Qui campe là ? me demande-t-elle d’une voix mal assurée, en étendant son bras.

J’hésite à répondre.

— Qui campe là ? répète-t-elle ; vous le savez, puisque vous ne paraissez pas surpris de voir ce feu.

— C’est… je m’arrête, et j’ajoute : Ai-je besoin de le nommer ?

— Est-ce une supposition ? me demande la jeune fille.

— Non ; je suis allé causer avec lui avant-hier et hier.

— Il est malheureux ?

— Très malheureux. Il regrette son action, se reproche sa colère, sa jalousie, dit que, vous aimant plus que sa vie, il eût dû se sacrifier à votre bonheur, à celui de son frère, vaincre son amour. Il a résolu de partir, de se rendre dans la Terre chaude, de s’exiler. Mais il ne veut le faire qu’après avoir sollicité votre pardon, qu’après l’avoir obtenu.

— Alors il vous a parlé de moi ?

— Il ne m’a même parlé que de vous.

— Que voulait-il savoir ?

— Si vous êtes guérie, si vous êtes triste, si vous le maudissez.

— Que lui avez-vous répondu ?

— Que vous êtes convalescente, que depuis huit jours, vous n’avez ni souri, ni prononcé son nom.

— Qu’a-t-il dit ?

— Rien. Il s’est assis sur le sol, a couvert son visage de ses mains, et j’ai vu qu’il pleurait.

— Vous l’avez consolé ?

— Que pouvais-je lui dire qui eût cette vertu ?

— Que je ne l’ai pas maudit, que je ne lui en veux pas, qu’il est pardonné. Que dit-il encore ?

— Qu’il souhaite mourir ; qu’il demande à Dieu de lui faire cette grâce, de l’appeler à lui.

— Mourir, lui ! il ne faut pas, je ne veux pas qu’il meure ! Amada m’a saisi le bras, me le serre de sa petite main dont la force me surprend. Cette petite main, je m’en empare, elle est frémissante, et je songe aux paroles de Mateo. Pourtant, dans les deux hommes dont elle est aimée, la jeune fille voit depuis si longtemps des frères aimés, des amis qui lui sont également chers, que son émotion à propos de Maximo ne doit me surprendre qu’à demi, et ne m’éclaire pas sur ses sentimens.