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prescrire des alimens liquides, afin de lui éviter les mouvement de la mastication. Oui, elle est un peu pâle, et elle se meut avec la molle et intéressante langueur des convalescens, bien qu’en réalité elle ait perdu très peu de sang, que sa diète ait été modérée. C’est par prudence, non par nécessité, que je l’ai condamnée au repos. Sa faiblesse est donc plus apparente que réelle, et son apathie, toute morale et non physique, m’inquiète peu.

Le visage de la jeune fille est encore entouré d’un bandeau, et si, comme j’ai pu le constater en la pansant, sa beauté restera quelque peu amoindrie par les deux cicatrices de ses joues, elle sera loin d’être détruite. Du reste, elle ne s’est pas un seul moment préoccupée des conséquences possibles de sa mutilation et sur ce point, étant donné son sexe, je l’ai trouvée stoïque.

Bien dressée de bonne heure aux violens exercices du cheval, à ceux non moins violens et plus périlleux encore de la chasse aux taureaux sauvages, Amada a conservé, je l’ai dit, toute la grâce innée des femmes de sa caste, des métisses d’Espagnol et d’Indienne. Toutefois, durant ses jours de réclusion, une rapide transformation s’est opérée en elle. Elle est certainement devenue plus féminine encore qu’elle ne l’était, non seulement dans sa démarche et dans ses gestes, mais dans son parler, dans le timbre de sa voix, surtout dans ses regards aujourd’hui plus profonds. Ce qui tourmente son père et sa mère, c’est de la voir, elle autrefois babillarde comme un oiseau, demeurer de longues heures silencieuse, n’être plus jamais à ce qu’on lui demande ni à ce qu’on lui dit, se complaire dans un silence de rêve.

Désireux de la tirer de sa torpeur, de la voir reprendre la vie active et insouciante qui lui rendra son équilibre, je lui propose une promenade sur les bords du lac. Elle accepte avec empressement, mais me déclare que c’est l’îlot qu’elle veut visiter. Je la conduis vers la pirogue, rustique esquif que je sais avoir été taillé dans un tronc d’arbre par Maxime, puis, aussitôt qu’elle est installée, je prends les rames et nous voilà voguant. L’eau claire, transparente, nous laisse voir librement les poissons et les reptiles qui peuplent ses profondeurs, et nous sommes suivis par des carpes aux écailles d’or et d’azur qui seraient la merveille de nos étangs, si elles pouvaient vivre autre part que dans une eau tiède. J’essaie d’égayer ma jeune passagère, d’exciter sa curiosité, de la tirer de son mutisme. Je récolte quelques sourires, quelques monosyllabes et des regards si reconnaissans, si caressans, qu’ils rendraient fou de joie Lorenzo s’il était à ma place, et raviraient plus encore le malheureux Maxime.

Nous avons abordé. Amada s’est appuyée sur mon bras pour escalader la berge escarpée que nous avons à franchir, terrain