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— Non, dit encore le jeune homme.

— Prends garde, tu vas me forcer à l’épouser pour le sauver, car tu n’oserais me faire veuve.

Lorenzo, une flamme dans les yeux, saisit le manche du couteau passé dans sa ceinture.

— Je n’ai qu’une parole, dit froidement Amada ; tu veux, je le vois, me forcer à te l’apprendre.

— Je promets, dit Lorenzo, d’une voix sourde.

— Sans restrictions, loyalement ?

— Oui ; je veux te plaire.

— Merci.

Amada va parler encore et j’interviens, car elle a dérangé mon pansement. Secondé par sa mère, je l’emmène dans sa chambre, et je la condamne pour quelques jours à un mutisme absolu. Rassurée par la promesse qu’elle a arrachée à Lorenzo, la jeune fille obéit à son tour, docilement.

Lorsque je reparais sur le seuil de l’habitation, je trouve don Blas et don Onésimo discutant, aussi troublés l’un que l’autre par les événemens qui viennent de se succéder, et ne sachant quel parti prendre. Je les tranquillise sur le sort d’Amada, dont ni la santé, ni la vie ne sont en danger, puis je gagne le bord du lac, aussi paisible que le soir où je l’ai découvert, et au-dessus duquel tournoient, planent, se croisent, regagnant leurs asiles de nuit, des rapaces, des passereaux, des palmipèdes et des échassiers.

— Hommes ou tigres, tigres ou hommes, me dit Mateo qui me rejoint, n’avais-je pas raison, señor, en vous affirmant l’autre jour que c’était tout un, quand l’universelle « folie » s’empare d’eux ? Vous vouliez voir le dénouement de la double passion de Maximo et de Lorenzo, et je soutenais que cette rivalité se terminerait par une saignée, avais-je tort ?

— Non ; et, cette fin, je la redoutais comme toi, en face de deux hommes accoutumés depuis leur enfance à jouer journellement avec la mort. Toutefois, ni toi, ni moi, n’avions prévu que le sang qui coulerait serait celui de dona Amada. Maximo me semblait avoir quelque chance de triompher, car il se montrait le plus malheureux, ce qui, soit dit à leur honneur, agit favorablement sur les âmes féminines. Ces chances, il vient de les perdre par son acte de brutalité, de sauvagerie.

— Qui sait ! dit Mateo.

— Comment, qui sait ? Une femme ne pardonne pas même aux années d’attenter à sa beauté, l’ignores-tu donc ?

— Que les femmes ne pardonnent pas à l’âge, señor, c’est possible et même certain ; mais j’ai souvent entendu dire, par des hommes d’expérience, que le cœur des señoras est un écheveau