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cependant, malicieuse, elle les désole à tour de rôle par des semblans de préférence, sans se douter des haines qu’elle attise. Elle joue avec des passions dont la force lui est encore inconnue, dont sans la soupçonner elle est à la veille de devenir à son tour la proie : c’est écrit.

Grâce à ma scrupuleuse réserve en face de la jeune fille, aucun des deux rivaux n’a pris sérieusement ombrage de voir Amada devenir mon lieutenant. Chacun d’eux m’a parlé de son amour, de ses craintes, de ses espérances. Maximo, plus renfermé que Lorenzo, est certainement plus malheureux que lui. Il ne croit pas pouvoir être aimé alors que son frère croit déjà l’être. Aux réunions du soir sur le seuil du rancho, Lorenzo cause, cherche à divertir la jeune fille, ne craint pas de lui dire qu’elle est belle. Maximo, silencieux, se contente de ne pas la perdre de vue, de soupirer. Ce qui est certain, c’est qu’Amada tient la balance en suspens entre les compétiteurs avec une mesure qui prouve sa liberté d’esprit.

J’ai profité des confidences des deux frères pour aborder avec chacun d’eux le chapitre de leur mutuelle jalousie, de leur duel. Leur affection l’un pour l’autre est profonde, et ces deux hommes que j’ai vus résolus à se tuer, je les ai vus depuis dans l’exercice de leur périlleux métier, veiller l’un sur l’autre avec un soin touchant. Leur rivalité les rend malheureux, mais aucun d’eux n’a le courage de céder. Ils veulent Amada pour femme, « fût-ce au prix de l’enfer ». — Je tuerai celui qui me la prendra ! m’a dit Lorenzo. — Je la tuerai avant qu’elle devienne la femme d’un autre que moi ! — m’a dit Maximo ; et ce ne sont pas là de vaines paroles. Sachant quelle douleur, quel deuil menacent don Blas et mes hôtes, je m’ingénie pour trouver un moyen de conciliation, un dénouement moins tragique que celui annoncé par les deux frères.

L’heure terrible sera celle où le cœur d’Amada parlera enfin, et cette heure ne saurait tarder pour la belle fille aux regards déjà si troublans, dont tout l’être est une tentation. Ou ses dehors mentent, ou elle aussi sera une passionnée qui aimera avec fureur, jusqu’au sang.

J’ai conseillé de la conduire à Cordova.

— J’y ai songé, m’a répondu don Onésimo ; mais Maximo et Lorenzo l’y suivront, et le mal sera simplement déplacé.

Le vieillard a raison, et le dénouement pacifique que je voudrais trouver est un rêve ; la situation est sans issue raisonnable, une catastrophe peut seule y mettre fin.

Durant les longues heures que je passe en tête à tête avec Amada, je ne me lasse pas de lui poser d’insidieuses questions,