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de la petite chienne Myrrhine, et pousse même la complaisance jusqu’à recueillir ses petits dans son manteau. Je pense pourtant qu’il ne faut pas prendre ici le mot de philosophe à la lettre. Vers la fin de l’empire on donnait ce nom à tous les lettrés, et même à tous les gens habiles dans quelque art ou quelque science. « L’emplacement du philosophe », c’est le lieu des entretiens agréables et distingués, où l’on touche d’une façon discrète aux lettres ou aux sciences, et, à l’occasion, le lieu des propos galans, où on lit ces petits vers, qui étaient à la mode en Afrique, et dont quelques-uns nous ont été conservés dans l’Anthologie. Il y a donc quelque place, dans cette magnifique maison, pour les élégances de la vie mondaine ; mais, tandis que c’est Pompéianus qui guide les chasseurs et poursuit l’antilope, c’est sa femme qui, dans un parterre charmant, donne audience aux beaux esprits et préside aux conversations délicates.


IV

Parmi ces grands propriétaires qui occupaient la meilleure partie de l’Afrique, il faut mettre d’abord l’empereur. Les princes qui ont été les maîtres de Rome pendant les deux premiers siècles, les Julii, les Flavii, les Antonins, appartenaient à des familles très riches, qui avaient des biens un peu partout[1]. Leur fortune privée, qui était considérable, s’accrut bientôt de la fortune publique. Sur les terres enlevées aux vaincus, l’État s’était réservé partout une part importante, qui formait ce qu’on appelait ager publicus populi romani. Sous l’empire l’ager publicus ne tarda pas à se confondre avec le patrimoine particulier du prince ; ce fut, comme on dirait aujourd’hui, sa liste civile, qui lui permettait de pourvoir à tous ses besoins. Les empereurs l’augmentaient sans cesse par la confiscation des biens des condamnés, et il arriva souvent que l’on ne condamnait les gens que pour prendre leurs biens. Dans le passage de Pline que j’ai cité, et où il dit que la moitié de l’Afrique appartenait à six propriétaires, il ajoute que Néron les fit tuer et qu’il s’empara de leurs terres. C’est ainsi que d’un coup la moitié de l’Afrique s’ajouta à ce qu’il en pouvait déjà posséder.

Ces grands domaines, surtout en Afrique, portaient quelquefois le nom de saltus : on les appelait ainsi parce qu’ils se composaient primitivement de bois et de pâturages. Plus tard de grands

  1. Pour n’en citer qu’un exemple, comme on a trouvé en deux endroits de la table de Peutinger et sur une inscription le nom de Matidia, on en a conclu que cette nièce de Trajan, qui était fort riche, possédait des terres en Afrique et qu’elles ont dû faire partie de son héritage. Il est question de cet héritage dans les lettres de Fronton, et l’on croit y voir que Marc-Aurèle, peut-être par quelque scrupule de délicatesse, ne voulait pas l’accepter, ce qui mécontentait sa femme, beaucoup moins difficile que lui. Il est probable qu’ici, comme toujours, Faustine finit par l’emporter et que les terres de Matidia s’ajoutèrent au domaine impérial d’Afrique.