Page:Revue des Deux Mondes - 1894 - tome 124.djvu/309

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

— Clairière, pour sûr, me dit le mulâtre, en me montrant une double rangée de dents allant de l’une de ses oreilles à l’autre, formidables cisailles à l’aide desquelles, rien qu’en les entr’ouvrant et en les fermant, il coupait des lianes de moyenne grosseur, ou cassait des os pour en sucer la moelle, dont il était friand.

Il avança, je le suivis. Deux ou trois cris d’échassiers retentirent, et nous débouchâmes en face du lac inattendu, faisant fuir une bande de pélicans bruns. Si la vue du lac fut une première surprise, la présence de deux caïmans, que notre apparition laissa impassibles, en fut une plus grande encore. Ils n’habitent que sur les rives des grands cours d’eaux ou dans les lagunes produites par leurs débordemens, ces antédiluviens, et leur présence à la hauteur où nous nous trouvions constituait un phénomène. Que s’élevant des plaines de la Terre chaude, ces monstres eussent gravi jusqu’au point où nous les voyions, le fait n’était pas admissible. Fallait-il donc les croire oubliés là par les eaux qui, plusieurs milliers d’années avant notre ère, avaient contribué à la formation des terres surélevées que nous foulions ?

La nuit venait, l’eau prenait une teinte noire, bien qu’au-dessus d’elle flottât une brume blanche, diaphane. Du sommet des arbres partaient des cris d’oiseaux déjà installés pour la nuit, et que notre présence inquiétait. Un long rugissement, un long miaulement pour mieux dire, retentit soudain, puis un second et un troisième résonnèrent au loin. C’était là un avis de rentrer au plus vite dans la forêt, d’allumer un feu, de nous bien garder pour l’heure, et de ne cheminer, le lendemain, qu’avec une extrême circonspection. Le tigre mexicain, rendons-lui cette justice, ne s’attaque guère à l’homme ; néanmoins, il n’ignore pas que ce chétif être est bon à manger, et il faut prévoir le cas où, sa chasse ayant été infructueuse, la faim, cette mauvaise conseillère, excite son courage, réveille sa férocité, le rend agressif.

L’eau du lac est légère, tiède, mais potable, et nous nous hâtons d’en remplir nos gourdes. Un quart d’heure plus tard notre foyer flambe, pétille, et des nuées de moustiques nous assaillent. Qui les a prévenus de notre présence, ces vampires qui vont troubler notre sommeil ? À cette question, Mateo a philosophiquement répondu par la phrase sacramentelle :

— Dieu, señor, pour l’expiation de nos péchés d’abord, puis parce qu’il veut que toutes ses créatures vivent.

En dépit de la chaleur qui nous permet à peine de respirer, nous nous roulons dans nos couvertures, au risque d’étouffer, afin de nous garantir quelque peu des saignées dont nous sommes menacés. Puis, avec l’insouciance, la confiance que donne l’habitude,