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des routes, les moyens de communication, les habitans. « Les paysans ont-ils de l’énergie ? dit-il. Sont-ce gens à s’armer comme les Espagnols et à faire la guerre de partisans ? Pensez-vous que les Russes me livrent Wilna sans risquer une bataille ? » Il paraissait désirer extrêmement cette bataille et pria le duc de lui dire franchement son avis sur le projet de retraite que l’on prêtait aux ennemis. Caulaincourt répliqua qu’il ne croyait point, pour sa part, à des batailles rangées : « Le terrain n’était pas assez rare en Russie pour qu’on ne nous en cédât pas beaucoup » ; on chercherait à nous attirer dans l’intérieur, à diviser nos forces, à nous éloigner de nos ressources. — « Alors j’ai la Pologne ! reprit l’empereur avec un éclat de voix. Quelle honte pour Alexandre, quelle honte ineffaçable que de la perdre sans combat ! C’est se couvrir d’opprobre aux yeux des Polonais. » Il parlait avec une animation grandissante, avec des paroles cinglantes, comme s’il se fût adressé à l’empereur Alexandre lui-même, comme s’il eût voulu, en le piquant au vif par des outrages, le tirer de son inertie, l’appeler, le défier, le forcer au combat. Il ajouta qu’une retraite ne sauverait pas les Russes : il allait tomber sur eux comme la foudre, prendre à coup sûr leur artillerie et leurs équipages, probablement des corps entiers. De Wilna, où il couperait leur ligne et diviserait leurs forces, il pourrait tourner et envelopper au moins l’une de leurs armées. Il avait hâte d’être à Wilna pour commencer ces mouvemens destructeurs ; il calculait le nombre d’heures que mettraient ses troupes pour atteindre cette ville, « comme s’il se fût agi d’y aller en poste. » — « Avant deux mois, reprit-il en manière de conclusion, Alexandre me demandera la paix : les grands propriétaires l’y forceront. « Il développa cet espoir avec volubilité, procédant toujours par questions, mais commençant lui-même les réponses, comptant que son interlocuteur allait continuer et abonder dans son sens, cherchant à arracher, à surprendre une phrase approbative, un mot d’assentiment qui raffermirait sa confiance, qui lui permettrait de s’illusionner encore et donnerait raison à ses rêves contre la réalité entrevue. Mais le duc de Vicence se taisait, roidi dans sa loyauté chagrine, dans son obstination honnête à ne point parler contre sa conscience. Irrité de cette contradiction muette, l’empereur le pressa à la fin de parler, de s’expliquer ; il s’entendit répéter alors qu’Alexandre avait lui-même dévoilé et exposé le plan de la défense : ce prince éviterait de se mesurer en ligne contre un adversaire dont il connaissait le génie ; il ferait une guerre de longueur et de persévérance, imiterait l’exemple des Espagnols, souvent battus, jamais soumis ; « il se retirerait au Kamtchatka plutôt que de céder des provinces et de signer une paix précaire. » Ces