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Avant le soir, il s’engageait dans la vaste forêt de pins qui couvre les approches du cours d’eau. Il soupa au presbytère d’un village perdu et interrogea le curé : « Pour qui priez-vous, lui demanda-t-il, pour moi ou pour les Russes ? — Pour Votre Majesté. — Vous le devez, reprit-il, comme Polonais et comme catholique, » et il fit remettre au prêtre deux cents napoléons. À onze heures, il remontait en voiture, suivi de près par ses compagnons habituels de voyage et de guerre, Duroc, Caulaincourt, Bessières, mais laissant derrière lui le reste de sa maison, son quartier général, ses équipages. Un seul officier d’état-major, le futur maréchal de Castellane, aide de camp du comte de Lobau, put accompagner cette course, en faisant vingt-huit lieues sur le même cheval. Entouré d’une faible escorte, mais protégé par les divisions de cavalerie qui de toutes parts battent et explorent le pays, l’empereur dépasse les masses d’infanterie échelonnées sur la route, dépasse les colonnes de tête, dépasse les grand’gardes, se porte et se jette en avant, poussant droit au Niémen, impatient de voir le fleuve et de marquer le point de passage.

Par son ordre exprès, aucun parti de cavalerie française, aucun détachement de nos troupes ne s’était encore montré sur la rive même. Plusieurs officiers, entre autres le général Haxo, y avaient été envoyés pour en relever les contours, mais ils avaient dû remplir cette mission dans le plus grand secret et en se cachant. L’empereur, espérant que les Russes ne nous savaient pas si près, se flattant toujours de tromper leur vigilance jusqu’au moment du passage et d’exécuter par surprise cette gigantesque opération, ne voulait point que la vue de l’uniforme français leur révélât intempestivement l’approche et l’imminence du péril : « Il faut, avait-il dit, que le premier homme d’infanterie que verra l’ennemi soit un pontonnier. » Seuls, quelques escadrons de lanciers et de chevau-légers varsoviens se tenaient en vedettes sur la rive gauche et la gardaient ; leur présence ne décelait rien de suspect, car ils se trouvaient sur leur propre territoire, ils occupaient ces positions depuis plusieurs mois, elles officiers russes de Kowno, qui inspectaient l’horizon du bout de leurs lorgnettes, s’étaient de longue date habitués à les voir.

Dans la nuit du 22 au 23 juin, un de ces régimens, le 3e de chevau-légers, bivouaquait à une lieue et demie en arrière du Niémen, hors de vue, sur le bord de la route qui de Wilkowisky vient aboutir à la rivière, en face même de Kowno. À cette époque de l’année et particulièrement sous cette latitude, la nuit est courte : c’est une obscurité passagère entre deux longs crépuscules, qui voilent à peine la nature d’une ombre transparente. À deux