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réquisitoire. Ce rapport sera adressé au Sénat, lu en séance solennelle, inséré au Moniteur avec pièces justificatives, commenté dans les journaux : Napoléon dénonce avec fracas ses raisons de combattre et fait la France, comme l’Europe, juge de son droit. Dans des lettres destinées également à la publicité, M. de Bassano écrivait le même jour à Kourakine que l’empereur accédait enfin à sa demande et permettait l’envoi de ses passeports ; il écrivait à Lauriston de réclamer les siens et de quitter le territoire russe.

Ces pièces et ces lettres, signées à Kœnigsberg le 16 juin, reçurent une date antérieure et fausse, celle du 12, et Thorn fut indiqué comme le lieu de leur expédition. Cette supercherie de la dernière minute avait pour but de faire croire que l’empereur n’avait prononcé son mouvement au delà de la Vistule qu’après avoir appris l’outrageant éclat donné par les Russes à leurs sommations, qu’il avait fallu ce surcroît d’insulte pour le déterminer à la guerre et triompher de son obstination pacifique. De plus, cette manière d’antidater les pièces avait l’avantage d’augmenter l’intervalle apparent entre l’annonce et le fait même de la guerre ; elle masquerait aux yeux du public la fougueuse précipitation de notre offensive. En réalité, les Russes ne recevraient nos communications qu’à l’instant même où l’empereur paraîtrait en armes sur leur territoire pour se faire justice ; ils seraient frappés en même temps qu’avertis.

Quittant Kœnigsberg, l’empereur se jette alors au milieu de ses colonnes, qui de toutes parts reprennent ou continuent leur marche. Ils les passe en revue au fur et à mesure qu’il les rencontre et se porte rapidement jusqu’à l’avant-garde, jusqu’au corps de Davout, que la Garde vient de rejoindre et suit de près. Là, il se trouve avec la partie la plus belle, la plus saine, la plus robuste de son armée, au milieu d’incomparables troupes, que l’indiscipline naissante des autres corps n’a pas effleurées. Mais le service des subsistances laisse encore à désirer et ses défectuosités causent quelques désordres. Napoléon s’applique à l’améliorer, à le rendre parfait, et ce soin lui devient une obsession : « Dans ce pays-ci, écrit-il à ses lieutenans, le pain est la principale chose. » Pour assurer dès à présent la régularité des distributions et se faire pour l’avenir une abondante provision de pain, il multiplie les manutentions ; par ses ordres, des fours de campagne se construisent et s’allument de tous côtés, servis par des légions de soldats ouvriers ; ils se déplacent avec les corps, les précèdent aux lieux de bivouac, fonctionnent tout le jour et pendant la nuit incendient l’horizon. L’empereur dirige lui-même l’établissement