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landes vertes, coupées de bois et de marécages, des prairies immenses, des forêts de sapins et de bouleaux, déroulant indéfiniment à l’horizon leurs lignes sombres ; des rivières aux bords incertains ; des villages partout semblables, — n’offrant point les ressources attendues. Pour compléter l’approvisionnement d’entrée en campagne, les troupes fouillaient et épuisaient la contrée. L’empereur avait voulu que tout se fît régulièrement et par voie d’achats : les soldats n’y regardaient pas de si près et prenaient ; ils vidaient les greniers, enlevaient le chaume des toitures pour en faire la litière de leurs chevaux, traitant le pays ami en pays conquis. Les fourrages étaient saisis sans ménagement ni méthode. La cavalerie, qui passait la première, s’emparait de tous les foins récoltés ou sur pied ; l’artillerie et le train se voyaient réduits à couper les orges et les avoines en herbe, ruinant la population et fournissant aux animaux une nourriture détestable. Obligés une partie du jour à se disperser en fourrageurs, les hommes prenaient des habitudes de débandade et d’indiscipline, et du premier coup, se manifestait l’impossibilité de tenir en ordre et dans le rang cette multitude de toutes races et de toutes langues, qui s’embarrassait à chaque instant dans ses propres bagages et traînait après elle des milliers de voitures, cette armée qui ressemblait à une migration. Nos alliés allemands s’écartaient des chemins et pillaient outrageusement. Le contingent wurtembergeois avait perdu sa direction, se jetait de droite et de gauche, vagabondait entre les autres corps, mettant partout le désordre et l’obstruction, « interrompant tous les systèmes de l’armée : » il fallut faire un exemple, infliger à cette troupe la flétrissure d’une citation sévère à l’ordre du jour. Nos Français se montraient plus forts contre les épreuves et les tentations de la guerre, mais déjà perçaient chez les jeunes soldats des symptômes de lassitude et d’ennui. Ils ne comprenaient pas pourquoi on leur imposait l’obligation de porter sur eux tant de vivres et murmuraient contre ce surcroît de charge. Ils s’irritaient aussi contre un pays où tout fuyait et se cachait devant eux ; ils trouvaient la Prusse et surtout la Pologne laides, sales, misérables ; ils supportaient mal l’incommodité des gîtes, la fraîcheur des nuits succédant à la lourde chaleur des jours, l’humide brouillard des matins. Toutefois, prompts à s’illusionner, ils se consolaient du présent en se peignant l’avenir sous de plus riantes couleurs ; ils espéraient encore trouver au delà du Niémen un sol meilleur, un monde différent, plus favorable au soldat, et ils souhaitaient la Russie comme une terre promise.

Le 13 juin, la tête de colonne, sous la conduite de Davout,