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ne sut point résister à cet appel ; il s’émut à son tour, pleura presque, oublia tout pour quelque temps et fut reconquis. Et le soir, devant ses intimes, l’empereur s’applaudissait d’avoir supérieurement joué la comédie : pour ressaisir Murat, il avait fait tour à tour et fort à propos, — disait-il, — « de la fâcherie et du sentiment, car il faut de tout cela avec ce Pantaleone italien. » « Au fond, — continuait-il, — c’est un bon cœur ; il m’aime encore plus que ses lazzaroni : quand il me voit, il m’appartient ; mais loin de moi, comme les gens sans caractère, il est à qui le flatte et l’approche. Il subit l’ascendant de sa femme, une ambitieuse ; c’est elle qui lui met en tête mille projets, mille sottises, il en est à rêver la souveraineté de l’Italie entière, et c’est ce qui l’empêche de vouloir être roi de Pologne. N’importe au reste ! j’y mettrai Jérôme, je lui ferai là un beau royaume ; mais il faudrait pour cela qu’il fît quelque chose, car les Polonais aiment la gloire. »

Donnant ensuite à la conversation un tour plus général, il se plaignit de tous les rois qu’il avait faits, des faibles, disait-il, des vaniteux, qui comprenaient mal leur rôle. Ils ne recherchaient que les agrémens du rang suprême et en méconnaissaient les devoirs ; ils imitaient les princes légitimes au lieu de les faire oublier. Pourquoi ce besoin de briller, cette manie de viser au grand, cette passion de luxe, d’ostentation et de dépense ? « Mes frères ne me secondent pas, » répétait l’empereur avec amertume. Il leur donnait pourtant le bon exemple. Son incessant labeur, sa stricte économie devraient leur servir de modèle : l’avait-on jamais vu détourner au profit de ses plaisirs une seule parcelle des sommes que réclamaient les besoins de l’État et l’utilité générale ? Il s’étendit beaucoup sur ce sujet et termina par ces mots admirablement justes : « Je suis le roi du peuple. Je ne dépense que pour encourager les arts, pour laisser des souvenirs glorieux et utiles à la nation. On ne dira pas que je dote des favoris et des maîtresses : je récompense les services rendus à la patrie, rien de plus. »


III

En avant de l’empereur, entre Dantzick et Kœnigsberg, à travers la Prusse orientale et les districts septentrionaux de la Pologne, les sept corps d’armée en marche cheminaient à longues étapes. À leur gauche, la vaste lagune que forme à cet endroit la Baltique, le Frische Haff, était encombrée de flottilles, car les plus pesans convois, les équipages de ponts, l’artillerie de siège, faisaient le trajet par eau. Le pays à parcourir par nos troupes était fertile et gras, mais fastidieux et monotone ; à perte de vue des