griefs et de lancer son manifeste, il attendra que ses troupes aient gagné plusieurs marches, qu’elles soient sur l’ennemi en quelque sorte et touchent la frontière.
Il resta encore quelques jours à Thorn, inspectant les troupes en partance, visitant les magasins, les hôpitaux, améliorant l’organisation des services, donnant partout le dernier coup d’œil. Avant que la Garde ne quittât ses cantonnemens, il voulut en voir les différens corps et les passa minutieusement en revue. Il aimait à retrouver ces mâles figures de soldats, ces poitrines de fer, ces braves qui brûlaient devant lui d’une ardeur contenue, immobiles à la parade, irrésistibles dans l’assaut. Leur tenue et leur air lui firent plaisir : malgré les fatigues et les misères de la route, l’enthousiasme éclatait sur tous les visages ; il y avait un éclair dans tous les yeux. Un commandant d’artillerie s’approcha de Sa Majesté et lui dit : « Avec de pareilles troupes. Sire, vous pouvez entreprendre la conquête des Indes. » L’empereur parut satisfait du compliment. Sobre de phrases, il fut en ces jours prodigue de grâces.
Il voulut donner de sa bouche aux régimens de la Garde l’ordre de marche, les mit en route et les vit partir. Et cet incessant défilé, ces fiers uniformes, ces roulemens ininterrompus du tambour, ces appels de fanfares, ces belles troupes qui l’acclamaient, ces départs d’officiers dont chacun portait un ordre destiné à remuer et à soulever des masses humaines, tout cet immense mouvement qui s’opérait autour de lui, par lui, l’animaient et l’enfiévraient. À présent que le sort en est irrévocablement jeté, il se livre tout entier à ses instincts guerriers ; il se retrouve uniquement soldat, le plus grand et le plus ardent soldat qui ait existé ; il ne rêve plus que victoires et conquêtes. Le soir, après avoir expédié des ordres tout le jour et s’être à peine reposé, il ne dormait que par intervalles, passait une partie de son temps à se promener dans son étroite demeure de général en campagne, activant par la marche le mouvement et l’élan de sa pensée, s’exaltant à l’idée de conduire tant d’hommes au combat et de déterminer ce branle-bas des nations. Une nuit, les officiers de service qui couchaient auprès de son appartement furent stupéfaits de l’entendre entonner à pleine voix un air approprié aux circonstances, un de ces refrains révolutionnaires qui avaient mis si souvent les Français dans le chemin de la victoire, la strophe fameuse du Chant du départ :
Et du Nord au Midi la trompette guerrière
A sonné l’heure des combats.
Tremblez, ennemis de la France…