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modérantisme, à la façon de Talleyrand. Dans certains salons, on représentait des tableaux vivans où le sage avertisseur figurait sous les traits d’un automate dont les ressorts étaient mus par la main de « l’enchanteur boiteux ».

Ce que n’avaient point vu nos agens à Pétersbourg, si ardent que fût leur zèle, c’est que la guerre était au fond inévitable. Alexandre la voulait autant que Napoléon ; il l’avait voulue le premier. N’ayant point réussi à se partager la royauté du monde, les deux empereurs devaient tôt ou tard se la disputer. Dès le commencement de 1811, Alexandre avait été sur le point de nous attaquer par surprise ; il avait tout préparé pour envahir le duché de Varsovie et soulever l’Allemagne, tandis que la guerre de la Péninsule accaparait et détournait nos forces. Il ne s’était arrêté qu’au dernier moment, devant un ensemble de circonstances indépendantes de sa volonté ; il n’en avait pas moins compris très vite l’impossibilité d’une transaction, et voici le plan auquel il s’était définitivement arrêté : ne pas attaquer, mais se faire attaquer ; se dérober systématiquement à toute négociation ou ne produire que des exigences inadmissibles ; provoquer ainsi les Français à l’invasion, attirer la guerre sur son territoire, où un instinct sauveur l’avertissait que la Russie était inexpugnable et hors d’atteinte. Il espérait aussi, en attendant l’ennemi au lieu de le prévenir, se donner le beau rôle aux yeux de l’Europe et rejeter tout entière sur son rival la responsabilité de la rupture. Son calcul était juste, puisque son jeu subtil et patient, sans faire totalement illusion aux contemporains, a trompé pendant quatre-vingts ans la postérité et l’histoire.

Il trompa jusqu’à un certain point Napoléon lui-même. Jugeant le tsar trop faux pour lui revenir jamais de bonne foi, mais trop faible pour s’arrêter à un système de guerre irrévocable et suivi, il le croyait partagé entre une secrète appréhension du combat et des velléités d’offensive. Sa crainte était que les Russes, en voyant nos armées s’approcher de leur frontière à travers l’Allemagne, ne prissent les devans, qu’ils ne se jetassent avant nous sur le duché de Varsovie et la Prusse orientale, dont Napoléon entendait faire sa base d’offensive et le point de départ de l’invasion. Résolu à une campagne de Russie, il eût été fâché d’avoir à recommencer une campagne de Prusse. Comme d’autre part il ne se reconnaissait en mesure d’occuper les pays situés entre la Vistule et le Niémen qu’à la fin de mai, quand le printemps tardif du Nord aurait couvert le sol de verdure, quand les cent mille chevaux, qui marchaient avec l’armée, trouveraient sur place à se nourrir, tout son plan consistait à ajourner jusque-là