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et Apollon lui-même lève les yeux en extase, tout en accompagnant sur son violon la voix de l’aède. Car il l’accompagne, notez-le bien : cela vous fera comprendre le choix du. violon qui a offusqué tant de gens et donné lieu à tant de divagations. Un instrument pincé, un instrument tel que la lyre, n’aurait pas si bien marqué l’association intime et continue, l’unisono auguste dont le dieu honore

l’altissimo poeta,
Che sovra gli altri corn’ aquila vola,
Che le Muse lattär più ch’altro mai…

Derrière le chantre de l’Iliade vous voyez surgir Dante, précédé de Virgile et d’un autre poète encore, dans lequel on a voulu reconnaître Raphaël, ce qui est tout simplement absurde : le peintre ne se serait pas représenté lui-même en pareille compagnie, et encore avec une couronne de laurier ! Je suggérerais bien discrètement le nom de Stace, l’auteur de la Thébaïde et second compagnon d’Alighieri dans son mystique voyage. Du reste, excepté Homère, Virgile, Dante et Sapho, toutes les autres dénominations transmises par Vasari, ou proposées par les écrivains modernes, sont sujettes à caution : la seule chose certaine, c’est que Raphaël a entendu placer dans son Parnasse divers poètes de l’antiquité et du monde chrétien, sans se préoccuper beaucoup de l’histoire littéraire, ni même trop se soucier de la fidélité iconique. Laissons donc à ceux que cela amuse le soin de discerner ici les Anacréon, les Corinne, les Sannazar et les Tebaldeo ; de rechercher aussi les statues et les bas-reliefs classiques dont le peintre a pu faire son profit pour cette fresque. Recherche légitime, à coup sûr, si seulement les résultats en étaient plus convaincans ! Pour ma part, j’hésite à retrouver Ariane dans la Muse à droite d’Apollon, ou les traits du Laocoon dans la tête d’Homère, tout enflammée d’un furor divinus : le magnifique dessin original de cette tête, conservé à Windsor et reproduit dans la collection Braun, ne vient nullement à l’appui de la singulière conjecture ! Que l’antiquité ait eu toujours plus de prise sur Raphaël à mesure qu’il avançait dans les travaux de cette Stanza, cela n’est guère contestable ; mais l’évolution se manifeste bien plus, à mon sentiment, dans la conception générale des figures que dans des emprunts de détails. Personne, à ce que je sache, n’a encore découvert les modèles anciens des trois allégories de la Force, de la Prudence et de la Modération que nous voyons ci-contre ; ce sont cependant, de toutes les peintures de la Segnatura, celles où l’influence classique se révèle de la manière la plus éclatante…