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à s’inspirer de telle pensée transcendante de religion, de politique ou de philosophie, et à la mettre en scène et en action. Mêlant, hardiment ou ingénument, les fictions aux réalités, des figures d’allégorie à des personnages d’histoire, à des groupes variés pleins d’animation et de vie, ils composaient de vastes tableaux, à la fois symboliques et dramatiques, que je comparerais volontiers à ces moralités qui, dans le théâtre du moyen âge, se sont développées parallèlement aux passions et aux mystères fondés sur les livres saints et les saintes légendes. — J’ai hâte toutefois d’ajouter qu’aucune de ces moralités scéniques n’a approché pour la profondeur et l’émotion les Trois Vœux de saint François, par exemple, dans l’église basse d’Assise ; le cycle magistral des Sept Sacremens dans l’Incoronata de Naples ; ou la page saisissante du Triomphe de la Mort au Campo Santo de Pise. — Il n’est pas de problème si élevé et universel que l’art du XIVe siècle n’ait essayé d’interpréter à sa manière, dans ce langage synthétique et encyclopédique qui est devenu une langue courante chez les générations nourries du Speculum majus, de la Somme et de la Divine Comédie. C’est toute une histoire générale de la civilisation qu’on lit dans cette série exquise des reliefs qui, en bas du campanile de Giotto, représentent la vie pastorale, le labour de la terre, la culture du vin, l’industrie des métaux, la navigation, la guerre, les vertus chrétiennes, les œuvres pies, etc. C’est un véritable cours de politique et d’administration que vous donnent les trois immenses fresques d’Ambrogio Lorenzetti dans la salle du Conseil à Sienne : elles vous édifient sur les conditions essentielles de toute communauté bien ordonnée ; elles vous font voir ensuite les félicités idylliques d’un gouvernement régulier et libre, ainsi que les calamités horribles de l’anarchie et de la tyrannie. Enfin, c’est déjà presque le thème grandiose de la Segnatura qui semble avoir hanté ces peintres de la chapelle des Espagnols, à Florence, alors qu’en face de l’Église militante et triomphante, ils ont évoqué les Sciences du trivium et du quadrivium avec leurs plus illustres protagonistes dans l’antiquité : Aristote, Pythagore, Ptolomée, etc. Un coup d’œil jeté sur les premiers chapitres de Vasari, où vous rencontrez à tout moment la mention de mainte œuvre semblable et aujourd’hui disparue, vous fera vite apprécier l’importance et la diffusion de ce genre chez nous avant l’époque de Masaccio.

Une grande pensée du trecento, réalisée avec toute la largeur d’esprit et la richesse de ressources de la haute Renaissance : voilà bien la Segnatura de Raphaël ; car il a été dans la merveilleuse destinée de ce génie de résumer en lui le passé entier de notre art italien et de donner à la plupart de ses aspirations l’expression