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Ils ont reconnu ici, dans cette Stance, une libreria ; ils y ont retrouvé la bibliotheca nova, sécréta, perpulchra, que Jules II, — au dire d’Albertini dans ses Mirabilia, — s’était arrangée pour son usage particulier et qu’il avait fait orner de peintures délicieuses, de marbres magnifiques, de livres rares et précieux… Théologie, philosophie, jurisprudence et poésie, ne sont-ce pas là les divisions indiquées de toute bibliothèque « normale », et ne les voyons-nous pas représentées dans les quatre allégories du plafond ? Quelle profusion aussi de volumes, de codes et de rouleaux aux mains des docteurs de l’Eglise, des sages de l’antiquité, des législateurs et des poètes tout autour de ces murs : n’est-ce pas là une allusion évidente et ingénieuse à la destination de la salle ? Tout ce merveilleux cycle de fresques dans la Segnatura n’est autre chose qu’un catalogue illustré : le mot a été prononcé[1] !…

— Le mot n’est pas heureux, je le reconnais ; mais l’hypothèse en elle-même mérite peut-être réflexion…

— Ce qui mérite réflexion avant tout, je pense, c’est que jamais contemporain, jamais auteur du XVIe siècle n’a parlé d’une libreria en ce lieu, et que déjà Paris de Grassis, le maître des cérémonies de Jules II et Léon X, connaît le nom de Camera signauræ que cette Stanza a gardé jusqu’à nos jours.

— On l’explique par le fait que Jules II avait l’habitude de signer ici les actes importans de son gouvernement.

— Etes-vous bien sûr de ce fait, mon cher monsieur ? Et, le fait même admis, il n’en demeure pas moins étrange qu’au lieu de nommer un chat un chat — comme disent les Français — et une bibliothèque une bibliothèque, on lui ait trouvé et maintenu une appellation aussi bizarre, due à une circonstance tellement fortuite !… Mais laissons là pour le moment la question du nom, et regardons aux dates. L’opuscule d’Albertini porte à sa dernière page la date du 5 juin 1509 : or, au mois de juin 1S09, Raphaël venait à peine de commencer ses travaux dans la Camera della segnatura ; comment voulez-vous dès lors que l’auteur des Mirabilia ait déjà pu voir une bibliothèque ornée de fresques, de statues, de livres, d’astrolabes, etc., dans une salle qui pendant de longues années encore devait rester aux mains des peintres, des menuisiers et des paveurs ? Car Raphaël n’a fini son cycle ici qu’au mois d’août 1511 : vous pouvez lire le millésime dans l’embrasure des fenêtres ; les portes et les volets sont d’une époque encore postérieure, puisqu’on y voit les armes et les emblèmes des Médicis ; et de même, sur le pavé, à côté du nom du pape ligurien, vous remarquez les deux célèbres devises de Léon X : le Suave jugum et le Glovis.

  1. Jahrbuch der Kön. preuss. Kunstsammlungen, 1893, livr. I, p. 1 seq.