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les mesureurs, les ouvriers de toute sorte, à qui l’Annona faisait gagner leur vie, lui témoignaient leur reconnaissance en lui élevant des autels. Les Romains aussi devaient avoir pour elle une grande vénération, car ils savaient bien que, le jour où elle leur distribuerait ses dons moins libéralement, ils seraient exposés à mourir de faim. L’Afrique était donc, suivant le mot d’un écrivain du temps, l’âme de la République ; et Juvénal a bien raison de demander qu’on traite avec égard ces vaillans moissonneurs qui nourrissent Rome et lui permettent de se livrer sans crainte aux plaisirs du cirque et du théâtre :


Qui saturant urbem circo scenæque vacantem.


III

Après avoir étudié quelles étaient les conditions de la petite propriété dans l’Afrique romaine, occupons-nous un peu de la grande.

Dans le passage célèbre où Pline l’Ancien attribue à l’extension des grands domaines la ruine de l’Italie, il ajoute que le mal avait gagné les provinces, et que six propriétaires possédaient la moitié de l’Afrique. Il est aisé de comprendre comment ces propriétés énormes s’étaient formées. Les indigènes, après leurs défaites, avaient été plus d’une fois ou transportés en masse dans des contrées éloignées, ou cantonnés dans les montagnes. Les terres, qu’ils laissaient libres, appartenaient de droit aux vainqueurs. L’État en garda sans doute une bonne part ; mais il dut en vendre aussi ou en donner à quelques personnages d’importance, et ce ne fut pas un mal, car il fallait des capitaux pour entreprendre des travaux d’utilité publique et mettre en rapport un sol fertile qui n’avait guère été cultivé. Dès la fin de la république, de grandes spéculations de terrains se sont faites en Afrique. C’est là, disait-on, que le père de Cœlius, un chevalier romain de Pouzzoles, avait gagné cette fortune que son fils s’entendait si bien à dépenser. Cornélius Népos rapporte qu’un certain Julius Calidus fut mis sur la liste des proscriptions parce qu’on voulait lui prendre les biens immenses qu’il possédait en Afrique. Le mouvement continue sous l’empire : les grands personnages, que le prince envoyait commander les troupes ou gouverner les provinces, séduits par la richesse du pays, ne manquaient pas d’y acheter des terres et d’y placer une partie de leur fortune. Nous voyons que Julius Martialianus, qui fut légat de Numidie sous Alexandre Sévère, possédait des domaines considérables dans les environs de Lambèse, à Mascula ; on peut croire qu’il les avait