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collective, plus ou moins indivise entre les mains des travailleurs. Longtemps, ces théories sont restées dans les livres. Elles sont passées ensuite dans les journaux, dans les journaux à très bas prix qui s’adressent aux intelligences enfiévrées des ouvriers des grandes villes et déjà même aux cerveaux élémentaires de nos paysans. Des hommes politiques, voyant là une force confuse mais puissante, qu’ils espéraient dominer et diriger, se sont ralliés au socialisme sans s’inquiéter de son voisinage avec l’anarchisme, les uns par entraînement d’imagination, les autres par froid calcul et par tactique. Il est résulté de cet ensemble de causes un état général extrêmement trouble, agité, violent, où bientôt les imprécations, les menaces, les condamnations sommaires et brutales ont pris la place des argumens. Ceux qui en attendaient autre chose ne connaissent ni l’histoire, ni la nature humaine. Ce qu’ils connaissent moins encore, c’est leur propre impuissance en face du mouvement déchaîné par eux. Bientôt l’atmosphère lourde et orageuse qu’ils ont fait peser sur nos têtes a été sillonnée d’éclairs, et la foudre est tombée, à droite, à gauche, sur la Chambre, sur nos lieux publics de réunion, éclatant dans des mains qui semblaient être les instrumens d’une force aveugle, comme les forces de la nature. Le jour est venu où, choisissant pour la première fois une victime déterminée, l’anarchisme international a provoqué autant de pitié que de colère en frappant au flanc M. Carnot.

Il y a eu alors un moment de stupeur générale. Quoi ! M. Carnot ! l’homme pur, intègre, désintéressé, qui n’était plus qu’à quatre mois du terme de son mandat, et qui, si on en juge par ses dernières paroles publiques à Lyon, n’avait aucune idée d’en solliciter le renouvellement ! Certes, ce n’est pas un adversaire politique qui l’a frappé. On ne connaîtra, paraît-il, qu’à l’audience les révélations complètes de Caserio ; mais il est facile de les pressentir et, suivant l’expression populaire, on peut dire dès maintenant que c’est l’anarchisme qui a fait le coup. La patrie de l’assassin importe infiniment peu, car l’anarchisme n’a pas de patrie. C’est pour nous un allégement de cœur que Caserio ne soit pas Français ; on aime mieux penser que M. Carnot a été frappé par une main étrangère ; au surplus, le sentiment seul y est intéressé. M. Carnot n’a pas été frappé par un Italien, mais par un socialiste anarchiste qui, suivant toutes les vraisemblances, a voulu venger ses confrères en assassinat, les Ravachol, les Vaillant, les Henry. A-t-il été poussé par un sentiment personnel et spontané ? A-t-il été l’exécuteur désigné par une société secrète, formée suivant les us et les rites d’autrefois ? Le procès nous l’apprendra sans doute, et nous y prendrons un grand intérêt de curiosité ; mais, au fond, dans l’une et dans l’autre hypothèse, le cas est le même. L’assassinat, beaucoup plus facilement que la propriété, peut être personnel ou collectif sans changer de nature : c’est toujours l’assassinat.