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et sociale, il devient un obstacle et on le supprime. C’est ce qui est arrivé pour M. Carnot. Certes, il semblait fait non seulement pour ne pas provoquer la haine, mais pour la désarmer. Personne ne l’a approché sans être touché de ce que son accueil avait de bienveillant, et nul n’a su mieux que lui allier la dignité parfaite à la bonne grâce toujours souriante. Qui aurait pu deviner que la destinée le réservait au poignard d’un assassin ? Tant d’autres, empereurs et rois, avaient été chez nous l’objet d’attentats nombreux et mieux machinés en apparence, et tous, depuis Henri IV, y avaient échappé ! Par une étrange rencontre, où la fatalité ne va pas sans quelque ironie, Henri IV et M. Carnot, si différens à tous les égards et qui ne se ressemblaient que par le cœur, devaient périr de la même manière. Il a suffi, dans les deux cas, d’un homme sur le marchepied d’une voiture, un stylet à la main.

Mais l’apparence extérieure des choses n’en est que le côté superficiel. L’assassinat de M. Carnot a eu des causes profondes, sur la gravité desquelles il ne faut pas se faire illusion. Ces causes sont extérieures à M. Carnot lui-même ; non pas que son rôle ait été aussi effacé qu’on s’est plu à le dire, mais parce que le monde se renouvelle et que des élémens qui, hier encore, étaient ignorés sont en quelque sorte entrés en fermentation. M. Carnot a présidé à de très grandes choses, et il y a pris une part que son extrême discrétion s’est appliquée à laisser ignorer. Son gouvernement comptera dans notre histoire, puisqu’on a vu s’y succéder la chute définitive du boulangisme, l’Exposition universelle de 1889, et les manifestations inoubliables de Cronstadt, de Toulon et de Paris. La République a subi d’abord un assaut terrible d’où elle est sortie victorieuse ; elle a convié le monde entier à ses fêtes, et le monde y est venu avec confiance, malgré le glas funèbre qu’on avait pris soin de sonner sur quelques points de l’Europe ; enfin elle a rencontré et noué de grandes et de puissantes amitiés, grâce auxquelles l’équilibre politique des puissances a été profondément modifié. Ce serait une erreur de croire que M. Carnot se soit borné à assister à ces événemens. À défaut d’une action plus directe, l’estime qu’il inspirait aurait été, dans la politique générale, un facteur non négligeable ; mais M. Carnot a su et voulu tout ce qui s’est fait sous sa présidence, et il y a utilement collaboré. Est-ce pour cela qu’il a été frappé ? Le rayonnement de son pouvoir lui a-t-il suscité des adversaires jaloux et implacables ? Non, à coup sûr. Il faut chercher ailleurs l’explication du crime qui lui a coûté la vie. Il existe dans le monde, et notamment en France, une secte dangereuse qui, à l’exemple du nihilisme russe, cherche à frapper les imaginations, à les effrayer, à les épouvanter par l’audace toujours croissante de ses coups. Et quel but poursuit-elle ? La révolution intégrale de la société économique, qui repose aujourd’hui sur le principe de la propriété individuelle, et que le socialisme anarchiste veut ramener au fait primitif, arriéré et barbare, de la propriété