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depuis six ans, il n’avait reçu d’elle aucune lettre longue ou courte. Une fois par mois, il écrivait à l’aînée de ses sœurs, qui était à la fois sa correspondante, sa conseillère et en quelque sorte sa grondeuse officielle. J’en ai connu un autre qui avait fait le tour du monde, et à qui je disais : « Votre père a dû être heureux de vous revoir. » Il me répondit en riant : « Le vieux homme m’a tendu la main et m’a dit : « Vous voilà donc, John, mon garçon ! Avez-vous déjeuné ? »

Le petit Français vit avec ses parens, qui imposent quelquefois à leurs invités, comme le remarque M. Leclerc, ses grâces, ses caprices, ses sourires et ses pleurs. L’enfant anglais vit dans la nursery, et n’est pas soumis comme l’autre « à un tendre espionnage. » Par là on développe plus tôt chez lui une certaine indépendance, le sentiment de la responsabilité, la faculté de choisir, de se décider, de vouloir, de se tirer lui-même d’affaire. « Toute la vie de l’Anglais se passe à apprendre ou à enseigner le self-help : aide-toi. » Il faut en convenir, certaines sollicitudes maternelles sont un philtre énervant, et rien n’est plus fâcheux pour l’enfant que de veiller sans cesse sur lui, de s’étudier à le garantir de tout péril et en particulier du danger de se cogner la tête contre une table. La vie est une aventure, il faut s’accoutumer de bonne heure à ses hasards.

M. Leclerc raconte qu’il y a une vingtaine d’années, Milne-Edwards, de passage à Oxford, demanda à un professeur de géologie, célèbre pour sa franchise un peu rude, comment il se faisait que des jeunes gens, qui avaient appris un peu de grec et de latin et dépensé beaucoup de temps au cricket et au boating, devinssent des hommes supérieurs. Le géologue répondit d’un ton bourru : « C’est qu’ils ont eu des mères anglaises. » Il avait tort d’être bourru, mais il avait raison de croire qu’un peu d’indifférence est souvent chez une mère une vertu où tout le monde trouve son compte. Cependant je préfère encore aux mères indifférentes les mères raisonnables. M. Leclerc semble dire que cette race n’existe pas chez nous, et je le trouve injuste. Il est à croire que ces héroïques explorateurs qui font aujourd’hui tant d’honneur à la France avaient tous une mère, et je ne vois pas qu’une enfance trop dorlotée ait amolli leur courage. Au surplus, s’il est trop de mères à qui leur enfant sert tour à tour de jouet ou d’idole, l’État se charge de corriger ce qu’il y a d’intempérant dans leur tendresse. Elles ne peuvent douter que, le temps venu, cet enfant ne soit appelé à servir, et elles savent que, si quelque partie sanglante s’engage, il en sera. C’est un genre de sacrifices qui est épargné à la plupart des mères anglaises.

L’éducation fondée sur la confiance a de grands avantages, et j’admets sans peine qu’elle contribue à développer dans l’Anglais l’esprit d’initiative et le goût des entreprises. Mais dirons-nous avec M. Leclerc qu’elle lui inspire l’horreur du mensonge ; qu’étant accoutumé « à se faire croire sur parole, jusqu’à preuve qu’il a menti, il devient franc,