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de se passionner pour des affaires de bibus auxquelles huit jours plus tard il ne pensera plus, vous leur aurez rendu service. Otez à l’Anglais un peu de sa morgue, de son intraitable orgueil ; donnez-lui la sensibilité sympathique qui lui manque, la faculté d’entrer facilement dans l’âme et les sentimens d’autrui, vous aurez peut-être affaibli cette puissance de conviction, cette confiance en lui-même et en son droit, cette fermeté du vouloir qu’on a souvent admirée en lui, et vous l’aurez rendu moins propre à remplir sa mission dans le monde.

Ajoutez qu’au milieu des tourmentes révolutionnaires qui ont bouleversé l’Europe, l’Angleterre a offert le spectacle d’une société stable et progressive, où les réformes s’accomplissent sans crises violentes, et d’une nation qui, par la virilité de son caractère et la maturité de sa raison, semblait digne de se gouverner elle-même. On oublie qu’elle a eu ses révolutions avant tout le monde et qu’elle a donné le premier exemple d’un peuple coupant juridiquement le cou à son souverain. On oublie tout ce qu’a pu, à certaines époques de son histoire, le caprice de ses rois, et combien la nation s’est montrée servile ou vénale. On oublie surtout que la liberté a revêtu au cours des âges bien des formes diverses, qu’elle n’est point une invention anglaise ; que, selon l’expression d’un publiciste allemand, un peuple libre est celui dont les institutions répondent à ses besoins, et que d’ailleurs il est des franchises encore plus précieuses que la liberté politique. Qui oserait soutenir que l’Angleterre a plus fait pour l’émancipation de l’esprit humain que l’Italie, la France ou l’Allemagne ?

On désire toujours imiter ce qu’on admire. Les anglomanes sont sincèrement convaincus qu’ils feraient le bonheur de leur pays s’ils le décidaient à se modeler en toute chose sur l’Angleterre. Malheureusement nombre de coutumes et d’institutions anglaises ne sont pas des articles d’exportation. Elles portent la marque du caractère national, de ses vertus et de ses défauts ; elles ont un fort goût de terroir : ce sont des plantes qui pour prospérer ont besoin du sol et du ciel anglais, et qui, transportées sur le continent, ne tardent pas à dégénérer. Mais il arrive souvent aussi que telles de ces institutions dont les Anglais se font gloire, sont des produits étrangers, qu’ils se sont appropriés sans en rien dire à personne. Ils sont beaucoup plus emprunteurs qu’on ne croit ; mais leur fierté patriotique leur interdit d’en convenir, et quand ils s’emparent du linge de leurs voisins, leur premier soin est de le démarquer. Les étiquettes ne sont nulle part aussi trompeuses que dans le pays où les médecins sont encore des physiciens et les pharmaciens des chimistes.

L’un des hommes qui ont le mieux mérité du prince de Bismarck, celui de ses collaborateurs dont il appréciait le plus l’intelligence et le zèle, M. Lothar Bucher, avait publié autrefois un petit livre destiné à mettre ses compatriotes en garde contre l’anglomanie, qui était alors