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réveille plus ; et c’est ainsi que dans l’ironique Heine, il y avait un poète amoureux, mort jeune. Or Aubanel, lui aussi, a fait ses dévotions à la Vierge, à cette Notre-Dame d’Afrique à laquelle il dédie sa Grenade entr’ouverte, et la Vierge a touché son cœur, et ce cœur, au lieu de se glacer, n’en a battu que plus fort pour l’amour et pour la beauté.

Or qu’on ne crie pas ici au scandale, comme on l’a fait quelquefois de son vivant autour de lui ! En cela Aubanel était bien de sa race et pouvait se réclamer d’illustres devanciers. On peut sourire si l’on veut de cette filiation légendaire qui le rattachait par la famille de sa mère, les Seyssaud, au capitaine grec Seyssalis, venu en Avignon du temps de Barbe rousse, grand massacreur de Turcs, ardent ravisseur de Sarrasines : « De lui vient, s’écrie Aubanel dans le sonnet qui ouvre les Filles d’Avignon, — comme une excuse du reste, — que parfois de sang mon vers est rouge ; de lui je tire mon amour des femmes et du soleil. » De lui, soit, c’est-à-dire de sa descendance gréco-ligure, et aussi et surtout de l’innombrable lignée des élégiaques chrétiens qui ont fait communier leur poésie dans un même culte mystique (de la Sainte Vierge et de la dame de leurs pensées. Ne se ressemblent-ils pas entre eux, en effet, ces innombrables dévots en vers de la Vierge et de la femme, à travers les différences d’accent des langues néo-latines, depuis le premier en date des poètes italiens, l’amoureux Ciullo d’Alcamo « portant dans son sein l’Évangile, ma chère ! » jusqu’à tant de fougueux et dévots Espagnols, tels que ce Boscan dont les hymnes à sa maîtresse ont été métamorphosés en chants d’église, en passant par Dante qui confond dans une même apothéose Béatrix et la théologie, et par Pétrarque dont le nom dit tout en cette matière, et aussi par ces troubadours, leurs maîtres à tous, dont on ne sait trop si leurs aubades s’adressent à la Vierge ou à leur maîtresse, si bien que la Clémence de Marie, objet de leur culte, a fini par engendrer et faire vivre pour la postérité le personnage légendaire de la bonne et belle Clémence Isaure, en vertu d’un calembour mystique qui vaut ici toute une dissertation<ref> Voir en effet l’article Clémence Isaure, dans la Grande Encyclopédie, par M. Antoine Thomas, un provençalisant de grand savoir et de grand goût, comme il en est aujourd’hui plus d’un dans notre haut enseignement. </<ref>.

Nous avons indiqué d’ailleurs que, sans ignorer cette descendance, Aubanel puisait directement ses meilleures inspirations dans les ardeurs de son tempérament et aussi dans son humanité chrétienne, dans les paysages et les mœurs du si pittoresque coin de terre, fertile en poètes, où un heureux hasard l’avait fait naître.