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aillant de beautés un peu sauvages, mais neuves et poignantes. Certes il y a bien des gaucheries et des naïvetés de conduite, et aussi des erreurs de ton, dans le Pain du Péché ; et cette paysannerie tragique est assez loin de la pièce bien faite, témoin le vaste remaniement et les coupures qu’a dû lui faire subir M. Paul Arène, pour l’approcher de la rampe. Mais quelques dialogues, des traits de caractère et de pathétique, d’une brusquerie éloquente, surtout si on les rapproche de certaines pièces de vers de notre poète à allures de mimes : la Faim, par exemple, et les Tireuses de soie, ou encore les Innocens, le Neuf Thermidor, la Sirène, prouvent qu’il avait vraiment le tempérament dramatique. Ils donnent à penser qu’il eût acquis le sens de la scène et que, peut-être, s’il s’y fût adonné, il eût enfin doté la poésie provençale de ce théâtre qu’elle attend encore, et auquel son génie, essentiellement lyrique ou conteur, a toujours été rebelle, depuis le drame liturgique bilingue des Vierges sages et des Vierges folles jusqu’à la pastorale jouée jadis devant Louis XV, où le joli caquet provençal de Daphnis et d’Alcimadure faisait regretter à Grimm que tous les Français ne parlassent pas la langue d’oc.


Concluons. M. Alphonse Daudet a écrit à propos du Pain du Péché, — et la bienveillance marquée de cette citation servira de correctif à son épigramme bien anodine d’ailleurs, sur les vers latins d’Aubanel : — « Moins épique et moins haut que Mistral, ce grand Frédéric Mistral, que le navire de Virgile, toujours visible à l’horizon bleu des mers latines, semble avoir débarqué sur le rivage provençal, moins « peuple » et moins naïf que Roumanille, l’auteur de la Grenade entr’ouverte possède la passion qui leur manque à tous deux » ; puis sur la tombe de son ami il s’écriait : « Grand poète, certes : passion, couleur, fantaisie, et que notre beau Rhône de Provence pleurera comme les fées du Rhin ont pleuré Henri Heine. »

Ce rapprochement entre Aubanel et Henri Heine, devenu familier à certains commentateurs d’Aubanel, ne nous satisfait qu’à moitié. Entre le paganisme intermittent, les fantaisies et les formes dialoguées de l’Intermezzo d’une part, et de l’autre quelques pièces de la Mióugrano ou des Filles d’Avignon, nous percevons bien quelques rapprochemens possibles, mais entre les deux poètes nous voyons surtout une différence essentielle. Marquons-la sur le même mode symbolique. Dans une légende de Heine, la mère d’un jeune homme qui se meurt d’amour l’envoie faire ses dévotions et porter un cœur de cire à la Vierge de Kevlaar, et la Vierge, pour guérir le jeune homme, lui met la main sur son cœur malade pendant qu’il sommeille, et le jeune homme ne se