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donc qu’un siècle à peine après que la poésie des troubadours s’était embourgeoisée et assoupie dans les académies du gai-savoir, Bellaud de la Bellaudière faisait résonner de nouveau les accens joyeux de la muse provençale devant son parent et ami, le grand Malherbe, très attentif. Et que d’échos dès lors ! Nous avons compté plus de mille ouvrages en langue d’oc, plus ou moins poétiques, imprimés avant ce siècle. De Goudelin de Toulouse à Jasmin d’Agen, sans oublier du Bartas et les Cortète, les d’Astros, les Saboly, les Favre, et cinquante autres, dont on trouvera le dénombrement et des échantillons dans l’Histoire littéraire des patois du Midi par le docteur Noulet, ou dans les Précurseurs des Félibres (1800-1855), par M. F. Donnadieu, c’est une farandole ininterrompue de chantres du gay saber, en langue d’oc, de moins en moins délicats, sans doute, mais tous poètes dialectaux, comme disent les Allemands, et très authentiques. Aussi bien Aubanel ne manquait-il jamais l’occasion de déclarer que ses amis et lui procédaient de l’école marseillaise de 1840, où brillait notamment ce Pierre Bellot sur lequel Roumanille, le rapprochant des troubadours, disait dans une note de ses Margarideto, sa première œuvre (1847) : « Nul que je sache ne peut prétendre à marcher son rival dans cette lice poétique[1]. »

Enfin, pour le faire court, et au risque de nous voir lapider un jour dans quelque coin de la Crau, par la foule des susdits zélotes, nous soumettrons aux esprits réfléchis, — il en est parmi les félibres, — une remarque très candide et dans le seul intérêt de la vérité critique. Qu’ils veuillent bien relire la Françouneto de ce Jasmin, vraiment un peu trop oublié dans le fracas félibréen, notamment les scènes de la debanado (dévidage du chanvre) et de la lutte des deux prétendans, Marcel et Pascal, puis qu’ils les rapprochent de celles du dévidage des cocons et de la lutte des deux prétendans, Vincent et Ourrias, dans Mireille ; qu’ils n’en oublient pas non plus les scènes de sorcellerie ; qu’ils s’imprègnent ensuite du pathétique si émouvant du dénouement de Maltro l’Innoucento, et ils s’empresseront de proclamer une filiation que M. Mistral ne songe pas à renier, lui qui disait au pied de la statue du barbier d’Agen : « Je viens payer la redevance des

  1. L’équivoque que nous tâchons de faire cesser ici a été favorisée, il faut bien l’avouer, par cette appellation énigmatique de félibre, que M. Mistral fit adopter le 21 mai 1854, date officielle de la fondation du félibrige, par ses six compagnons de la Pléiade provençale, dont voici la liste officielle : Théodore Aubanel, Jean Brunet, Paul Giéra (en poésie Glaup), Anselme Mathieu, Joseph Roumanille, Alphonse Tavan. M. Mistral avait emprunté pieusement ce mot de félibre, dont nul ne sait le vieux sens, à un cantique de son pays de Maillane, où la Vierge raconte que, cherchant Jésus, elle le trouva au Temple, « avec les sept félibres de la loi » (emé li sèt félibre de la léi).