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interview, est, au moins, une demi-vérité, n’en déplaise encore à M. Ludovic Legré qui la rapporte et proteste énergiquement ; et elle va nous mener tout droit au cœur même des origines de la nouvelle poésie provençale.

Sans doute, dans la famille même d’Aubanel, toute bourgeoise qu’elle fût, on usait du patois local, comme on fait encore dans toutes les régions du Midi, pour les relations avec les domestiques, les employés et les paysans ; et nous voulons bien croire que son oncle, le vieux chanoine, prou galejaire (assez farceur), se piquait de ne parler que provençal ou latin. Mais nous nous sommes laissé dire, et nous savons aussi par expérience, que la plupart des familles bourgeoises du Midi interdisaient et interdisent encore aux enfans l’emploi du patois, — et tel dut être le cas d’Aubanel. Joignez à cela qu’il fit son éducation, loin du foyer, chez les terribles Frères gris d’Aix, qui certes n’étaient pas tendres au patois. Avec Lakanal et M. Michel Bréal, nous estimons d’ailleurs que ces familles et ces Frères gris avaient et ont tort. L’emploi simultané de deux langues obligeant à la recherche des équivalens pour un même objet, en change l’aspect, en fait faire le tour à l’esprit pour ainsi dire ; et c’est une excellente gymnastique intellectuelle que cette traduction perpétuelle. Un homme de grand goût et du Nord, professeur de littérature classique en haut lieu et membre de l’Institut, peu suspect par conséquent de partialité dans la question, était aussi de cet avis, et nous disait un jour avoir souvent constaté la supériorité intellectuelle du paysan des frontières sur celui de l’intérieur des terres : « Ce n’est pas étonnant, ajouta-t-il, ne passent-ils pas leur vie à faire des versions ? » Cet humaniste avait raison : en éducation, les patois sont le latin du pauvre. Mais on ne s’en avisait guère, en Avignon, chez les bourgeois d’il y a cinquante ans. En tous cas, si Aubanel parla le provençal plus ou moins clandestinement, avant et après ses études chez les Frères gris, et pour les besoins de son industrie, il n’usait alors sans doute que d’un vocabulaire fort restreint. Nous tenons d’un savant romaniste, M. le docteur Koschwitz, recteur de l’Université de Greifswald, qu’ayant dressé, aussi exactement que faire se peut, avec l’aide de ses élèves, une liste des mots employés couramment par les paysans français du midi de la Loire, il en avait chiffré le nombre moyen à trois cents. Trois cents mots pour les besoins et les besognes, les joies et les douleurs de la vie ! Trois cents mots entre le berceau et la tombe ! Ce n’est pas avec ceux-là, si bien placés qu’ils fussent, qu’ Aubanel eût pu pétrarquiser dans la Mióugrano, et prendre l’essor lyrique des Filles d’Avignon. Ils n’eussent même pas suffi aux amours rustiques