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ici même : « Il y a toute une moitié de la France qui rirait, si nous avions la prétention de lui apprendre ce que c’est que Jasmin, et qui nous répondrait, en nous récitant de ses vers et en nous racontant mille traits de sa vie poétique ; mais il y a une autre moitié de la France, celle du Nord, qui a besoin, de temps en temps, qu’on lui rappelle ce qui n’est pas sorti de son sein, ce qui n’est pas habituellement sous ses yeux et ce qui n’arrive pas directement à ses oreilles. »


I

Sa vie fut très simple. Elle s’écoula presque tout entière en Avignon, — comme on dit là-bas, — où il était né et où il mourut, après y avoir vécu cinquante-sept ans (1829-1886). Deux courts voyages, l’un à Rome, l’autre à Venise ; quelques caravanes poétiques, en compagnie de ses amis les félibres, à travers la Provence, mais qui ne l’éloignaient jamais beaucoup de l’une ou de l’autre rive du Rhône ; quelques voyages à Paris, qu’il ne connut guère avant l’âge de trente-cinq ans, mais dont il goûta sur le tard les attraits, au point de s’arranger pour y faire chaque année un séjour de quelques semaines, voilà les seules et assez rares circonstances où il s’écarta d’Avignon et de sa banlieue. Ses intérêts l’y attachaient d’ailleurs. Les Aubanel, anciens et hauts bourgeois d’Avignon, étaient imprimeurs de père en fils, voire fondeurs de caractères, sur hauteur d’Avignon, avec le titre, très vieux et unique au monde, d’Imprimeurs de Sa Sainteté. Trente ans durant, Théodore Aubanel dirigea, amicalement associé à son frère Charles, l’imprimerie paternelle, toujours prospère, d’ailleurs. Elle était d’abord située dans l’ancien palais à créneaux et à poivrières, avec écusson pontifical, d’un cardinal du temps des papes d’Avignon, que le percement de la rue de la République fit démolir en 1865. Incontinent, Aubanel changea le palais pour un autre monument, lequel était un cloître : à Avignon on n’a que l’embarras du choix en ce genre. Ce cloître était situé en un coin de la place Saint-Pierre, en face de l’église où le maître de chapelle du XVIIe siècle, Saboly, composait et accompagnait ses Noëls patois dont la popularité dure encore chez tous les gens des mas, du Ventour aux Saintes-Maries et de Marseille à Nîmes.

L’ancien cloître offrit alors dans son aménagement intérieur des contrastes que nous retrouverons dans la poésie du maître du logis. Notons-les au passage. Dans les vieux bâtimens, le bruit sourd de l’imprimerie ; sur le large escalier de pierre, le va-et-vient, le vol des filles d’Avignon ou d’Arles à la coiffure ailée, plieuses ou brocheuses, qui se rangent avec une gravité soudaine