Page:Revue des Deux Mondes - 1894 - tome 124.djvu/20

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

doute y sont à craindre[1] ; mais nous savons par notre expérience qu’elles s’atténuent beaucoup ou même disparaissent entièrement quand le sol est drainé et assaini par la culture. Hérodote nous dit qu’il n’y a pas de gens au monde qui se portent aussi bien que les Africains, et Salluste prétend qu’ils ne connaissent pas la maladie et ne meurent que de vieillesse. Tous ceux qui ont fait quelque étude de l’épigraphie africaine ont été frappés du grand nombre de centenaires qui sont mentionnés dans les inscriptions. La chose était même si ordinaire que les parens des morts s’étonnent et s’indignent quand ils ne sont pas devenus très vieux. Une femme d’Haïdra, qui a perdu son mari à quatre-vingt-deux ans et sept mois, lui dit : « Tu es mort trop tôt ; tu devais vivre cent ans ; et pourquoi pas ? » Dans une ville de la Byzacène, à Cillium, on a découvert un vaste mausolée bâti en forme de pyramide, et qui était surmonté d’un coq, comme nos clochers de village ; une longue épitaphe de plus de deux cents vers nous apprend que c’était la tombe d’un notable de l’endroit, Flavius Sabinus, et de sa femme. Le mari avait vécu cent dix ans et la femme cent cinq ; ce qui n’empêche pas l’auteur des vers de se plaindre douloureusement que l’existence des hommes soit si fugitive.


Sint licet exiguæ fugientia tempora vitæ[2].


Quelques-uns de ces petits fermiers, à force d’ordre, de travail, d’économie, arrivaient à la fortune. Il y en a un, à Mactaris, qui a pris la peine de nous le faire savoir, dans une inscription métrique qu’il nous a laissée. Assurément il ne l’avait pas faite lui-même, car son éducation avait dû être fort négligée ; mais, comme c’était l’usage que les gens d’importance plaçaient volontiers quelques vers sur leur tombe, ses héritiers ou lui durent s’adresser à quelqu’un des beaux esprits de la province. Ils ne le choisirent pas trop mal, car l’épitaphe a un accent de simplicité et de sincérité assez rare dans les morceaux de ce genre. « Je suis né, nous dit le paysan enrichi, dans une pauvre cabane, d’un père misérable, qui ne m’a laissé ni argent ni maison. » Heureusement il avait de l’activité, du courage, ce qui supplée à tout. Il n’a fait autre chose en sa vie que de cultiver la terre, mais il n’y avait pas de cultivateur plus laborieux que lui. « Dès que la saison avait mûri le blé, j’étais le premier à le couper ; puis, quand les gens qui portent la faucille s’en allaient moissonner dans les plaines de Cirta ou les

  1. Dans l’épitaphe d’une femme d’Auzia (Aumale), son mari fait remarquer comme un miracle qu’elle a vécu 40 ans sans avoir la fièvre : Quæ vixit sine febribus.
  2. Au temps d’Ibn-Khaldoun, dit Tissot, la durée habituelle de la vie chez les Touareg était de 80 ans. C’est encore la moyenne actuelle ; les centenaires sont nombreux, et l’on cite des individus qui ont vécu jusqu’à 130 et 150 ans.