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modeste et les figures s’y trouvent aisément et largement enveloppées, en même temps qu’expliquées, par le paysage environnant dont la grandeur et la tranquillité exaltent leur propre grandeur et leur propre tranquillité. Isoler le paysan, le séparer de son paysage, n’en faire qu’un morceau d’étude, solennel et académique, c’est presque toujours un procédé dangereux. Lorsqu’il agrandissait ses laboureurs ou ses bergers, ses ménagères ou ses glaneurs. Millet se gardait bien de les priver de leur entourage explicatif ; il développait même alors, volontiers, derrière eux, plus que de coutume, le panorama mélancolique des plaines fuyantes et des horizons ouverts. On trouve déjà, à cet égard, une vue moins nette chez Bastien-Lepage, qui donne plus d’importance à l’exactitude et au détail des figures, les regarde en portraitiste et en analyste plutôt qu’en poète et en philosophe, qui se laissa aller quelquefois à restreindre autour d’elles cette action de l’espace, de la verdure, de la lumière qui en fait les acteurs agissans d’une scène déterminée au lieu de les laisser à l’état d’études. Même dans ses plus sûrs chefs-d’œuvre, la Sieste ou les Pommes de terre, ne peut-on s’imaginer, sans dommage, un emprisonnement moins serré-des figures, en des cadres trop étroits qu’elles briseraient si elles voulaient s’y relever ?

Dans un tableau Aux champs, M. Henri Royer se rattache directement à Bastien-Lepage, tant par la présentation même de ses deux amoureux, rustiques et gauches, se rencontrant à la porte d’un jardin, que par l’exécution consciencieuse et minutieuse, un peu mince et grise. Il ne l’imite pas par son meilleur côté en agrandissant démesurément ses figures. Les dimensions sont héroïques et les personnages ne le sont pas. M. Henri Royer, en face de cette idylle moderne en veston de toile et corsage de cotonnade, expose une Idylle antique, sans veston et sans corsage, où les nus, notamment ceux de la jeune femme, sont traités avec un soin un peu sec, mais très soutenu. Il n’en reste donc pas moins un des jeunes artistes qui semblent préparer leur avenir par d’intelligentes études avec le plus de conscience et de vérité. Ces deux toiles, malgré les imitations flagrantes, sont en progrès marqué pour la fermeté du dessin et la tenue de l’exécution, sur sa jolie Nymphe, délicate et vaporeuse, et son Vieux, vraiment trop diaphane, de l’an dernier. Les variétés de recherches qu’on constate dans ces différens morceaux permettent de penser que l’imitation trop littérale de Bastien-Lepage n’est pour M. Henri Royer qu’un moyen d’essayer ses forces et qu’une évolution transitoire dans la formation de son talent, dont l’originalité se dégagera davantage à mesure qu’il possédera mieux son métier.