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parlent de longues persécutions, de voyages épuisans, d’exil sans espoir.

Comprennent-ils l’anglais ? Quelques-uns seulement, je pense ; les autres, le coude sur leur genou, le menton dans la main, tendent avidement la tête comme pour saisir un secours dans un mot. Mais ces mots qui consolent, il ne semble pas d’abord que l’orateur introduit sache les prononcer. C’est un professeur de l’université, qui est aussi ministre de l’église baptiste, un homme de haute taille, d’aspect intelligent et froid, très correct dans son col blanc et sa redingote longue. Avant qu’il n’ait pris la parole, le président élu ce soir-là, un petit vieillard du quartier, assis sur la plate-forme à côté d’une table qui porte comme un rappel à l’ordre la montre de miss Addams ; le président a dit d’une voix goguenarde en s’adressant à l’assemblée : « On nous annonce que nous avons parmi nous aujourd’hui un personnage de grand savoir, un professeur fameux. Nous ne doutons pas qu’il ne nous instruise et qu’en même temps il ne nous amuse. »

L’ironie a été saisie sur plusieurs bancs. Des sourires amers ou sinistres passent sur plus d’un visage, puis un profond silence s’établit. Ce silence de mort persiste, sans l’ombre d’une interruption, tandis qu’une heure de suite, le temps déterminé, M. H… traite des problèmes sociaux, qui s’imposent partout à l’attention du monde, essayant de prouver qu’on aurait tort de rendre les individus responsables de changemens causés par les progrès de l’industrie. Plein de pitié, dit-il, pour les erreurs de l’anarchie qu’il conçoit, qu’il excuse, mais que la société ne saurait tolérer, il demande aux travailleurs la patience, l’effort régulier, cette épargne si peu pratiquée en Amérique, de même qu’il demande aux riches, pour égaliser un peu les conditions, de généreux sacrifices qui ne peuvent être que volontaires. Tout ce qu’il dit est très sage, mais on sent, il doit sentir lui-même, qu’aucun courant de sympathie ne s’établit entre lui et ses auditeurs.

Quelques hommes cependant écrivent sur des chiffons de papier. Quand il a fini, le vieux petit président, dont la figure ridée rappelle celle de Voltaire, cligne malicieusement ses paupières rougies, et dit du même ton incisif qui le rend très drôle : « J’avais prédit que vous nous instruiriez en nous amusant. Vous nous avez certainement amusés… » Puis il donne la parole pour six minutes à l’un des étrangers, un Bohémien, je crois, qui s’est levé tremblant d’émotion, pâle jusqu’aux lèvres. Son jargon est d’abord presque inintelligible, mais ce qu’il dit n’a rien de vulgaire, et, à force de volonté, il se fait entendre.