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vivaient serrés les uns contre les autres, dans les plus détestables conditions d’hygiène et la plus fâcheuse promiscuité. Le propriétaire de cette masure, qui était pour miss Addams le pire de tous les voisinages, habitait l’étranger et se souciait très peu de la façon dont était administré son immeuble. Miss Addams cependant ayant dénoncé ce qui se passait, il répara une bonne fois ses torts involontaires, donna l’ordre d’abattre les bâtimens, et offrit à Hull-House le terrain déblayé. Maintenant les garçons du quartier ont une cour de récréation superbe que la ville, ne voulant pas être en reste d’obligeance, fait surveiller par un policeman attitré.

Quand nous sortons à une heure avancée de cette maison de refuge et de secours qui brille dans la nuit comme un phare de salut, la portière de notre voiture est ouverte par un gamin qui passe.

— Il n’y a pas beaucoup d’années que celui-là et ses pareils nous auraient jeté des pierres, me dit l’ami qui m’accompagne.

La plus intéressante visite que j’aie faite à Hull-House fut un soir où le club des ouvriers s’y réunissait, un club où la science sociale parle volontiers le langage de l’anarchie.

Je suis invitée à dîner ; miss Addams, assise au bout de la longue table, sert tout en causant, comme pourrait le faire une aimable maîtresse de maison. Aux murs de la vaste pièce bien éclairée, dont tous les meubles luisent de propreté, sont accrochées de grandes photographies au charbon reproduisant, avec quelques chefs-d’œuvre de la peinture italienne, les tableaux les plus célèbres de Millet. Linge très blanc, menu à la fois abondant et modeste ; on ne boit que de l’eau, bien entendu ; la tempérance règne. Mon voisin de droite, qui a fait son droit à Paris, rappelle sa vie d’étudiant ; comme la plupart des convives, il compte parmi les aides de miss Addams, hôtes temporaires ou permanens de Hull-House. Parmi eux, je reconnais, non sans surprise, deux jeunes lawyers avec lesquels j’ai dîné la semaine précédente en tout autre compagnie.

Il est admis que les célibataires invitent et reçoivent les dames, à certains jours déterminés, dans leurs clubs respectifs. J’avais donc été priée d’un dîner très littéraire, très agréable et arrosé d’excellent Champagne, dans un des grands cercles de Chicago. Tout aux choses mondaines ce jour-là, les deux amis ne ressemblaient guère à des réformateurs absorbés par une œuvre philanthropique. Je m’informe, et j’apprends que pareil exemple n’est pas rare. Chacun apporte ce qu’il peut dans cette ligue de bienfaisance : hommes d’affaires, médecins, professeurs des écoles,