1 100 000 habitans que renferme Chicago, il n’y a pas en effet plus de 300 000 Américains de race. Allemands, Irlandais, Suédois, Polonais, se poussent et se coudoient, tous apparemment très pressés, personne ne déviant de la ligne droite au risque de vous renverser. Çà et là une petite échoppe de fruits blottie à l’angle d’un mur enfumé vous rappelle l’Italie avec ses guirlandes de raisins et de bananes, ses pyramides d’oranges, de citrons, de pommes rouges, de fruits californiens plus appétissans qu’ils ne sont savoureux. Deux yeux noirs brillent dans ce cadre si pauvre et si gai, les yeux de braise d’un Sicilien qui flâne, seul de son espèce, tout en offrant la marchandise qu’il sait parer et faire valoir, car il a le sentiment du pittoresque, pour paresseux et indiscipliné qu’il soit.
Large épanouissement de la race nègre qui pullule, souvent plus que déguenillée, mais toujours le sourire aux lèvres ; figures Scandinaves placides et blondes ; Bohémiens, si nombreux que Chicago se trouve être la troisième ville de Bohême ; types Israélites au teint basané, au bec d’aigle, comme le juif qui, planté à l’entrée du panorama de Jérusalem, vous fait les honneurs du tableau de Doré et vous vend de l’eau du Jourdain.
J’eus l’occasion de bien regarder cette multitude bariolée de tous les types et de toutes les couleurs aux obsèques du maire Harrison, assassiné presque à la veille de son mariage par un de ces fous, cranks, que l’on pend sans hésiter en Amérique, ni plus ni moins que s’ils étaient raisonnables, dès qu’ils s’avisent de troubler l’ordre. Harrison était un politicien très populaire parmi les amateurs du genre de liberté qui consiste à laisser ouverts le dimanche les bars, les théâtres et les maisons de jeu. À ses obsèques affluait donc une plèbe sympathique. Jamais je ne vis autant de mauvaises figures. Le défilé tarda longtemps à paraître sur le chemin qui conduit de l’église au cimetière. Les policemen de Chicago, des colosses qui semblent taillés tout exprès pour tenir en respect une population de malfaiteurs, refoulaient brutalement les curieux des deux côtés de la rue sans exciter de murmures. Le silence était absolu ; aucun témoignage d’impatience, pendant l’interminable attente, aucune remarque lorsque parut la procession funèbre qui dura deux heures au son de la musique militaire : les milices, les clubs, les francs-maçons avec leurs insignes, des personnages officiels délégués par les différens districts suivaient le char d’un singulier mauvais goût. Tout le monde à cheval ou en voiture, le chapeau sur la tête bien entendu, et galopant vers le lointain cimetière. On ne perd pas de temps à ensevelir les morts sur cette terre par excellence des