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l’eau de groseille. Je me rappelle les regards méprisans jetés sur moi à l’hôtel ou au restaurant par certaines dames qui me voyaient boire du vin. J’étais évidemment un objet de scandale, ce qu’il faut en Amérique éviter à tout prix. L’anecdote suivante me fut racontée par une amie qui d’ailleurs me versait sans scrupule, tout en déjeunant, du bordeaux et même du Champagne : une Italienne, de passage à Chicago, avait été invitée dans une maison où sévit la tempérance. — Que buvez-vous ? lui demande la maîtresse du lieu : thé, café, cacao ? — L’étrangère répond avec franchise qu’elle a l’habitude du vin. — À merveille, vous permettrez seulement qu’on vous le serve dans une théière pour ne choquer personne.


V. — LA POPULATION ÉTRANGÈRE DE CHICAGO. — HULL HOUSE

Il m’en coûte de ne pas parler, à propos du temple de la tempérance, des grands bâtimens de Chicago ; mais la tâche serait trop longue, outre qu’elle m’éloignerait de mon sujet. Ces géans, dont on a depuis peu limité la hauteur à 150 pieds, continuent à se multiplier et rien n’est plus curieux que d’assister à leur construction rapide. La charpente d’acier se dresse d’abord toute nue, pour être ensuite enveloppée de brique ou de pierre, comme d’un manteau plus ou moins magnifique. Très souvent les maçons commencent le revêtement par les étages supérieurs habités déjà, tandis que les assises de l’édifice ne semblent pas encore posées. Un ascenseur vous emporte au huitième étage dans un store où l’on vend de tout, depuis les habits jusqu’à la nourriture, depuis l’argenterie jusqu’aux ustensiles de cuisine, tandis que le rez-de-chaussée reste à l’état d’ouvrage à jour. Le trottoir en carreaux de verre assure aux sous-sols une lumière suffisante ; quant aux caves, l’argile molle où s’enfoncent les fondations ne permet guère d’en creuser. Il faudrait à la fois un Turner et un Raffaelli pour rendre l’effet des rues populeuses de Chicago, de ces skyscrapers, au flanc desquels scintille le soir un éclairage électrique intermittent : des grappes flamboyantes de toutes couleurs s’accrochent çà et là en guise d’affiches et d’annonces, d’autres affiches flottantes sont jetées d’une maison à l’autre au-dessus de la large voie où gronde un bruit sourd comme celui de la mer, le mugissement régulier d’une machine montée sur lequel se détachent les éclats du gong annonçant le passage ininterrompu des electric ou des cable cars. Et à travers ce tumulte régulier, sans cris, sans fracas ni désordre, coule un flot humain dans lequel vous reconnaissez des échantillons du monde entier. Sur