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continuent à citer le dialogue entre un habitant de Saint-Louis et un citoyen de Chicago qui s’étaient disputés sur les mérites de leurs patries respectives :

— Quand donc êtes-vous venu chez nous ?

— La semaine dernière.

— À la bonne heure ! vous n’êtes plus au courant. Depuis, la ville a changé du tout au tout.

Mais la facétie a vieilli ; aujourd’hui il ne serait plus possible de comparer Chicago à Saint-Louis qu’il a laissé fort en arrière ; pour l’étranger qui passe, l’un représente une énorme ville de province, l’autre une capitale.

N’en déplaise à certains raffinés de l’Est qui ne sont allés à la foire universelle qu’avec répugnance et qui, une fois là, n’ont regardé que la « ville blanche » sans vouloir mettre le pied dans la « ville noire », je n’ai trouvé, je l’avoue, à l’Exposition de Chicago, rien d’aussi curieux que Chicago lui-même.

J’ai subi la fascination du monstre dès qu’il m’est apparu du chemin de fer, surgissant au milieu de l’immense plaine où, précédé de la cité ouvrière de Pulmann, une annexe digne de lui, il s’étale au bord de son lac sous un dais de fumée. Son énergie tumultueuse m’imposa dès le premier jour, et son architecture m’émerveille. Non que j’admire plus qu’il ne convient les édifices tout en hauteur qui rivalisent avec la tour Eiffel, mais il y en a d’autres ; il y a des échantillons excellens de l’architecture à laquelle Richardson a donné son nom, une architecture composite et cependant originale, où s’amalgament le roman, le byzantin, et un peu de gothique très heureusement appliqués aux besoins modernes, aux établissemens industriels, aux grands entrepôts de commerce. Le magasin de gros de Marshall Field, par exemple, est un chef-d’œuvre de cette espèce. À son rang et dans un autre genre, il fait autant d’honneur à Richardson que la fameuse église de la Trinité à Boston, exprimant également bien le but auquel il est dédié ; ce qu’on a nommé la sévérité de sa physionomie utilitaire, n’exclut pas la beauté, une beauté solide, massive, indestructible, comme semble l’annoncer l’apparence cyclopéenne de ses murs en bossage rudement ébauché.

La nouvelle architecture américaine, qui n’a plus rien de commun avec l’architecture coloniale aux lignes compassées, rappelant pour nous le Louis XVI et l’Empire, cette architecture qui me paraît être la manifestation la plus hardie du progrès des beaux-arts en Amérique, s’adapte aussi très heureusement aux exigences de la vie domestique. Elle fleurit surtout sous cette forme dans le nord de la ville. Les allées plantées d’arbres qui conduisent