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plus violente indignation : les Cliff-Dwellers. Dans ce roman de mœurs sont peints, sous des couleurs très sombres, les mauvais côtés au contraire, les côtés terribles de Chicago, les résultats de la spéculation féroce, du combat inhumain pour le succès, lutte sans pitié qui étouffe tous les sentimens, même celui de la famille, endurcit les âmes et conduit jusqu’au crime ceux qui s’y livrent. L’auteur des Cliff-Dwellers, M. Henry Fuller, s’est fait d’autant plus d’ennemis par cette vigoureuse satire qu’il a osé toucher au personnage sacré de la femme. Son héroïne, Cecilia Ingles, la déité mondaine, invisible jusqu’à la dernière page, mais toujours présente par l’influence occulte qu’elle exerce, pousse inconsciemment à leur perte des centaines d’individus. Elle ne tient qu’à produire le plus d’effet possible, elle ignore ce que coûte son luxe, combien de malheureux sont à cause d’elle dupés, volés, martyrisés, conduits à la misère, à la honte et au désespoir. Très probablement cette belle poupée sans cœur, posée sur un piédestal de dollars, existe à Chicago, du moins elle a pu y naître à de nombreux exemplaires, mais j’imagine qu’elle n’y est pas restée. On la trouverait plutôt en Europe, où elle donne la chasse aux titres et se propose, comme dernier caprice, de forcer son chemin à coups d’argent, soit dans notre faubourg Saint-Germain, soit, — de préférence, car elle prise les difficultés et dédaigne les républiques, — dans les rangs réputés plus inabordables de l’aristocratie anglaise. Ajoutons que des deux côtés elle réussit très bien, ce qui lui assure une longue série d’imitatrices ; et, dans sa nouvelle patrie, personne mieux qu’elle assurément ne s’entend à railler Chicago, le Woman’s Club, et le reste.


IV. — MAISONS PARTICULIÈRES A CHICAGO. — LES RUES ET LES INTÉRIEURS. — LE TEMPLE

Railler Chicago est une mauvaise habitude commune à toute l’Amérique civilisée. On critique la voix haute et nasillarde de ses citoyens, leurs manières triviales, les grands pieds des femmes, l’énormité de mauvais goût des bâtimens gratteurs de ciel (skyscrapers), la croissance presque fabuleuse de ce champignon gigantesque ou plutôt de cet oignon sauvage, — s’il faut en croire l’étymologie indienne de Checagua ; — mais on aura beau dire, oignon ou cryptogame, c’est là une plante merveilleuse. Elle témoigne mieux que tout de la force et de l’industrie d’un grand peuple. N’est-ce pas un miracle en effet que la résurrection de cette ville, âgée de soixante ans à peine, qui, presque anéantie par l’incendie de 1870, est sortie de ses cendres mille fois plus riche, plus active, et dont la prospérité s’accroît à vue d’œil ? — Les mauvais plaisans