Page:Revue des Deux Mondes - 1894 - tome 124.djvu/151

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

tombés en poussière quand ils n’ont pas été détruits par l’incendie ; mais qu’importe, si pendant leur courte durée ils ont rivalisé avec Venise reflétée par le miroir des lagunes où couraient des gondoles légères ? Je ne tiens pas à savoir au juste ce qu’ils renfermaient, il me déplaît de penser qu’ils eurent un but utile, un but quelconque ; je sais seulement que l’Adriatique n’est pas plus belle que le lac Michigan et qu’une inspiration de génie a évoqué un jour, sur cette nappe bleue sans limites, la blancheur d’une ville fantôme, prompte à s’évaporer dans le bleu du ciel.

Après la poésie de cette apparition éphémère de la Grèce, de l’Italie et du siècle de Louis XIV dans l’Ouest américain, rien n’était plus intéressant que l’attitude prise devant elle par les curieux innombrables, venus de tous les coins du Nouveau-Monde. Leur admiration se traduisait par le recueillement. On apprenait à connaître là, en l’observant dans ses échantillons les plus divers, un peuple étrangement maître de lui et de ses émotions. Le décorum, avec lequel au besoin il lynche sans colère les criminels que la justice n’atteint pas, est suffisamment expliqué par son attitude grave quand il s’amuse. Les Européens, plus expansifs et plus turbulens, lui trouvent une physionomie morne et le croiraient volontiers stupide. Mais ce troupeau presque muet jouit parfaitement des choses à sa manière. Un fermier du Far West s’est fait à ma connaissance l’interprète éloquent du grand nombre en exprimant dans un langage quasi biblique son enthousiasme profond et contenu. Ce qu’il sut dire, les autres l’ont senti ; ils doivent le sentir plus que jamais parle souvenir intense, maintenant qu’ils ont regagné leurs États respectifs. Des visions semblables pour eux à celles de l’Apocalypse, les splendeurs paradisiaques d’une nouvelle Jérusalem éclairée par des feux électriques changeans et baignée de fontaines lumineuses les suivent sans doute dans ces rudes travaux de défrichement que peint si bien le poète par excellence de la Prairie, Hamlin Garland :


Ils labourent, ils sèment, ils engraissent le sol de leur propre vie, comme l’ont fait avant eux l’Indien et le buffle.


Ayant rendu justice à l’effet général de la White City, je crois avoir le droit d’ajouter qu’elle renfermait plus d’un édifice de mauvais goût et que le palais des femmes notamment ne m’a point frappée comme un chef-d’œuvre. Cette villa de la Renaissance italienne, couronnée d’anges aux ailes éployées, a été louée jusqu’à l’hyperbole pour ses qualités féminines « de réserve, de délicatesse et de distinction », qualités toutes morales qui ne suffisent pas peut-être quand il s’agit de faire jaillir de la pierre une idée grande ou petite. En réalité miss Sophia Hayden, de