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la rage de conclure et de généraliser. Si je prenais à la lettre tout ce que me dit celui-ci, Je serais persuadée qu’il n’y a pas en Amérique d’établissemens plus intéressans que des bar rooms pavés de dollars ; que les Américains parlent du nez sans exception ; et que leurs filles sont prêtes à tout pour se faire épouser.

Quant au fameux nasillement, le twang, on s’assure très vite qu’il n’existe guère, au moins d’une façon désagréable, parmi les gens bien élevés. Et des expériences quotidiennes nous montrent, dès le bateau, que le flirt tant incriminé peut être assez naïf au fond. Après m’être scandalisée des œillades, des sourires derrière l’éventail, des mines de toutes sortes dirigées comme un feu bien nourri pendant près de deux heures par une de nos jeunes passagères contre un monsieur visiblement éperdu, n’ai-je pas découvert que ce criminel entretien était en fin de compte un petit jeu ? Au lieu de parler de leurs propres affaires, ils se proposaient l’un à l’autre des devinettes ! Le sphinx mettait beaucoup de malice à tourmenter sa victime, mais tout le monde aurait pu écouter sans inconvénient, malgré le témoignage des yeux. Et même quand les apparences sont franchement révoltantes, il faut se méfier d’une cause fréquente d’erreur : la plus vulgaire des Américaines est aussi bien mise que la plus distinguée ; j’ai vu à New York une marchande de journaux qui, hors de son commerce, avait l’air d’une dame et qui était, paraît-il, à la lettre, une honnête créature, malgré la coquetterie endiablée qui de sa part laissait tout supposer. Mais l’honnêteté comme la coquetterie d’une marchande de journaux peut être en effet médiocrement délicate. Les scènes de flirt auxquelles on assiste dans les hôtels, les restaurans, en chemin de fer ou sur les bateaux, ont souvent pour héroïnes, des demoiselles de semblable catégorie, sans qu’on le soupçonne, l’indépendance des jeunes filles du monde, leurs allures libres et intrépides prêtant à force bévues pour un observateur peu clairvoyant. — Exemple à bord : Miss X… voyage seule ; un jour, elle va demander au gardien de la bibliothèque des livres français ; elle en choisit deux : Fromont jeune et Risler aîné, — Mademoiselle de Maupin ; puis se tournant vers un jeune homme qui passe, prend son avis sur l’emplette qu’elle vient de faire. Et là j’admire le respect témoigné en toute occasion par l’Américain à la femme même inconnue. Le jeune homme interrogé rougit jusqu’aux oreilles enlisant le titre du chef-d’œuvre de Théophile Gautier, mais se borne à dire : « Celui-ci, le Daudet, est un bon livre ; quant à l’autre… — Wicked ?… tant mieux ! » interrompt l’espiègle en éclatant de rire. — Et elle s’enfuit, emportant son butin qu’elle brandit d’un air de défi.