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la Française aurait certainement l’avantage ; aussi découvre-t-elle plus franchement ses épaules ; mais, pour vives et gracieuses, les Américaines le sont autant que femmes au monde. Celles du bateau causent librement en général avec tous les hommes, exception faite d’un gentleman nègre de Haïti qui promène dans une solitude assez mélancolique son bonnet grec brodé d’argent. Rien d’effronté du reste ni de choquant dans leur coquetterie. Si, au lieu d’être des jeunes filles, elles étaient autant de jeunes femmes, nous les trouverions correctes ; question de point de vue. Par leur mouvement perpétuel, leur légèreté, elles me font penser aux mouettes qui ne cessent de s’élever dans le ciel gris ou bleu, pour retomber par intervalles sur l’écume des vagues et reprendre presque aussitôt un vol plein de caprice. De même ces demoiselles s’abattent de temps en temps sur leurs fauteuils disposés pour la causerie à l’abri du vent. Les préposés au service du pont apportent leur goûter qu’elles mangent de bon appétit en guettant le passage d’un navire ou le coucher du soleil.

Deux ou trois fois le manque de discernement en matière de cuisine me frappe chez elles. J’entends demander des sardines et de la limonade ; des mélanges qui nous sembleraient incongrus sont en faveur. Mais d’ordinaire on semble apprécier l’excellente table des transatlantiques, et je crois voir que les sociétés de tempérance, qui affirment si haut leurs principes dès qu’elles ont touché le sol natal, font ici des concessions aux vins blancs et rouges généreusement versés.

— Les Yankees sont hypocrites autant que les Anglais pour le moins, me dit un de mes compatriotes rencontré par hasard : quand ils ne boivent pas de vin aux repas sous de vertueux prétextes, ils se grisent de whisky sur le comptoir du bar. Au fond leur grossièreté passe tout, vous verrez ; ils crachent sans cesse autour d’eux, et combien ignorent l’usage le plus élémentaire du mouchoir ! Pour ce qui est du fameux flirt, il va souvent, soyez-en sûr, à la dernière extrémité. Dans les hôtels, les restaurans, partout une porte spéciale indique l’entrée des dames… Bast ! malgré cette précaution ridicule, on se rejoint de l’autre côté, et le diable n’y perd rien…

Je me permets de faire observer à ce monsieur bien informé que le but de l’entrée des dames, assez commode en elle-même, n’est peut-être pas d’établir une séparation absolue entre celles-ci et l’autre sexe. Pour le reste, je ne peux m’empêcher de croire qu’il doit ressembler un peu au voyageur écrivant sur son carnet de notes : « À Tours, toutes les femmes sont rousses », parce qu’une rousse venait de traverser la rue. Nous avons, nous autres Français,