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un grand nombre d’étonnemens ou de méprises pour qui n’est point encore initié.

Groupe dédaigneux et fort élégant d’Américains anglomanes, de ces Américains dont leurs compatriotes disent qu’ils retroussent leurs pantalons sur le Broadway les jours de beau temps parce qu’il pleut à Londres. Copie servile des modes, de la démarche, des manières anglaises, tentatives plus ou moins heureuses de morgue et de hauteur isolement systématique qui sied aux représentans d’une aristocratie. Les femmes se promènent sur le pont en costumes de drap savamment coupés par le plus fameux tailleur de Londres, les mains dans les poches avec les façons cavalières d’une lady qui va visiter ses écuries avant de monter à cheval. Les jeunes gens ont tous la face scrupuleusement rasée ainsi qu’il sied à des dudes[1] de New York : ils condamnent leur physionomie à l’impassibilité, affectent l’argot de sport et un rire froid, saccadé, avec la prononciation des Anglais du bel air qui suppriment telle lettre en parlant, comme la même coterie chez nous supprime sans pitié les liaisons. Je crois deviner que ces Américains-là n’ont jamais rien fait que dépenser sur le continent la fortune laborieusement acquise par leurs pères dans un commerce quelconque : mais on éclaire mon ignorance. Je suis ici devant le sang bleu le plus pur, devant des familles dites Knickerbocker. Cette grosse dame, par exemple, qui ne sort guère de sa cabine d’apparat, figure à New York parmi les Quatre Cents. C’est tout dire.

J’ai maintenant la mesure des divisions sociales qui existent au pays de l’égalité. Pour tenir tête à l’insolence de l’argent gagné d’un jour à l’autre, il faut bien afficher des aïeux antérieurs à l’Indépendance ou qui se soient au moins distingués durant la Révolution. Quiconque est favorisé d’un nom suédois ou hollandais implanté dans le pays avant la domination anglaise a l’orgueil d’un Rohan ou d’un Montmorency, et même sans posséder de si grands avantages on s’empresse, dès qu’on le peut, sous un prétexte quelconque, to draw the line, de tirer la ligne aussi nettement que possible entre soi et le commun des mortels. De là un mot très drôle, comme il en pleut au pays de l’humour : « Puisqu’il faut absolument tirer la ligne quelque part, beaucoup de gens la tirent à leur propre père. » Jamais, avant d’aller en Amérique, je n’avais compris combien il peut être humiliant de s’appeler Smith ou Jones.

Nos grands personnages du bateau font bande à part ; ils semblent déterminés à ne reconnaître personne. Tout au plus

  1. Variété du dandy.