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quelques bœufs ou vaches maigres, les chèvres et la masse serrée des moutons qu’entoure un nuage de poussière ; les femmes, leurs enfans sur le dos, cheminent à pied ; seules, les grandes dames du désert prennent place dans l’attatouch, le palanquin installé sur le chameau. Les hommes, le fusil au poing, sont en avant, pour éclairer la route, ou en arrière, pour la protéger ; d’autres courent sur les flancs de la longue colonne, surveillant les bêtes, les empêchant de s’égarer ou d’être volées. Le soir, on s’arrête et l’on campe[1]. » Si les anciens n’avaient pas tout à fait sous les yeux le même spectacle, ils en avaient d’autres assez semblables. Virgile a décrit en beaux vers le berger africain « qui emmène avec lui son chien, ses armes, sa maison, ses troupeaux, et s’enfonce dans la solitude, qu’il parcourt pendant des mois entiers, sans y trouver aucune demeure hospitalière, tant le désert est immense ! »


Sæpe diem noctemque et totum ex ordine mensem
Pascitur, itque pecus longa in deserta sine ullis
Hospitiis, tantum campi jacet[2] !


Il ne faut donc pas croire, comme on l’a fait trop souvent, que le goût de la vie errante date seulement en Afrique de l’invasion musulmane ; il est probable que le Numide ou le Gétule ressemblait à l’Arabe et au Berbère de nos jours. Comme eux, il n’aimait guère à s’enfermer sous un toit de tuile ou de chaume, et il a dû être toujours difficile d’en faire un fermier et un laboureur. Cependant il ne faut rien exagérer non plus : si la majorité des indigènes a toujours été nomade, ce serait aller trop loin que de prétendre qu’elle l’est de nature et ne peut pas être autre chose. Ce qui le prouve, c’est qu’il y en a qui se sont groupés d’eux-mêmes dans des villages, et qui n’en sortent que pour cultiver leur champ ; le Kabyle, par exemple, est un laboureur aussi énergique que le Touareg est un nomade obstiné ; et pourtant le Touareg et le Kabyle appartiennent à la même race, et parlent presque la même langue. On a dit souvent, et l’on a eu raison de le dire[3], que ce qui les a rendus à la longue si différens l’un de l’autre, c’est la diversité même des pays qu’ils habitent, et qu’ils ont subi les nécessités que leur imposait la nature.

  1. L’Algérie, par Maurice Wahl.
  2. On lit chez M. Boissière (l’Algérie romaine, 1, 53), un commentaire intéressant de ces vers de Virgile. On y verra comment aujourd’hui encore ils n’ont pas cessé d’être vrais.
  3. Voyez, pour ne citer que l’ouvrage le plus récent où cette question est traitée, le Sahara de M. H. Schirmer, ch. XIV.