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une brèche par la force, dans cette guerre imprévoyante et égoïste des Anglais et des Français à la Chine : maintenant, on voit les blancs élever à leur tour une muraille contre l’invasion jaune. Les États-Unis ont commencé. Les « ouvriers à cinq sous par jour » ont soulevé la protestation jalouse des ouvriers à cinq francs, et la question d’intérêt a primé le reste. Le territoire de l’Union est désormais interdit à tout émigrant de Chine. De même pour le territoire de l’Australie. Ce protectionnisme d’un genre nouveau risque d’aller en s’étendant : ce sera le protectionnisme des races au lieu d’être celui des peuples. Il donnera le temps, d’une part, à la race blanche de se multiplier elle-même, d’autre part, à la race jaune de s’élever peu à peu à un degré voisin de la race blanche. On sait avec quelle étonnante rapidité le Japon déjà se modernise ; il y apporte même une sorte de fièvre. L’exemple du Japon donne espoir pour la Chine.

Quant au mouvement ascendant de la population noire et jaune, il est le principal danger. Pourtant, les Anglo-Saxons et les Russes peuvent lutter sous ce rapport avec la Chine même. On a calculé qu’au siècle prochain il y aurait par toute la terre un milliard d’Anglo-Saxons. La Russie, en 1879, avait 96 millions d’âmes ; elle en a aujourd’hui 115 millions ; augmentation en huit ans : 19 millions d’âmes. C’est presque la population de l’Europe ; l’augmentation représente plus du tiers de la population allemande. En vingt-quatre ans, la Russie s’accroîtra d’un chiffre de population supérieur à celui de tout l’empire germanique. Les autres pays d’Europe pratiquent déjà le malthusianisme et, à mesure qu’ils auront une population plus dense avec une aisance croissante, ils le pratiqueront de plus en plus. Même en Allemagne, on en voit les symptômes. Il n’y en a aucun en Russie, où d’ailleurs les territoires non remplis abondent. Tandis qu’il naît un soldat en France, a-t-on dit, il naît un régiment en Allemagne, un corps d’armée en Russie. Ce dernier pays est appelé à être, en Asie, notre barrière contre les invasions possibles de la race jaune. C’est en Asie que sont ses vrais intérêts et que seront aussi ceux de l’Europe de demain, sinon d’aujourd’hui. La Russie le comprendra sans doute, au lieu de vouloir jouer un rôle d’apparat sur le vieux théâtre de l’Europe. La Russie renferme cent millions d’hommes sans culture, et par conséquent, dit M. G. Le Bon, sans besoins, encadrés par une petite élite d’esprits cultivés ; elle est le seul peuple européen qu’on puisse soulever aujourd’hui au nom d’un idéal religieux ; elle est le seul qui ait une force d’expansion énorme. Les Allemands sont bloqués chez eux, comme nous le sommes nous-mêmes. Les Russes voient devant eux l’Asie.