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la liste de nos grands écrivains, il n’en est pas un qui soit resté étranger à l’antiquité. Au XVIIIe siècle les irréguliers eux-mêmes et les indépendans ont d’abord subi la discipline classique. Ceux qui se piquent de n’être pas des écrivains ont d’abord appris chez les anciens l’art d’écrire. Retz est capable d’improviser des citations de Cicéron ; et Saint-Simon au besoin retrouve dans sa mémoire un vocabulaire assez bien fourni pour haranguer en latin. Au XVIIIe siècle qu’est-ce qu’un Marivaux, un Sedaine, ou Beaumarchais lui-même, en comparaison de Montesquieu, de Buffon, de Diderot ou de Voltaire ? J-J. Rousseau apostrophe la grande âme de Fabricius. Les hommes de la Révolution ne sont que trop pleins de l’antiquité, dont ils parodient le costume et le langage en même temps que les institutions. Le XIXe siècle commençant est marqué par un effort vigoureux pour secouer le joug de l’antiquité. Mme de Staël nous révèle les littératures étrangères ; le romantisme prétend reprendre racine dans le moyen âge ; c’est au nom de Shakspeare que se fait la révolution au théâtre ; Lamartine invoque Byron, et on reproche à Musset de l’imiter de trop près. Moyen âge chevaleresque, idéal germanique et anglo-saxon, c’est sur quoi on a compté pour nous délivrer des Grecs et des Romains. Et il est exact que vers ce temps on a enfin brisé des formes surannées et qui entravaient la liberté de notre imagination. On a cessé de croire qu’il fallût continuer à composer des tragédies dans les trois unités, faire des épopées ornées de mythologie, et mettre des discours dans les livres d’histoire. Mais cherchez un peu ce qu’il y a d’allemand ou d’anglais dans la littérature romantique, et si par hasard il y aurait quelque chose de shakspearien dans le drame de Victor Hugo. Au contraire, Hugo est profondément et presque uniquement latin. Michelet, avec tant d’autres qu’on n’aurait que la peine de citer, avait fait de brillantes études classiques. Taine fut normalien, et Renan sulpicien. Et les académiciens d’aujourd’hui, puisque c’est à eux que la question est déférée, combien en trouverons-nous qui n’aient point reçu la culture latine ? MM. Meilhac et Halévy ne renieront certes pas l’antiquité à laquelle ils doivent la Belle Hélène. M. François Coppée ne contestera pas qu’il ait passé par le collège, puisqu’il se vante, chaque fois qu’il préside une distribution de prix, d’y avoir été un élève déplorable. Et quant aux autres, ils pourront bien prétendre, s’ils en ont envie, qu’ils ne doivent rien aux premiers enseignemens qu’ils ont reçus, et même qu’ils ne doivent tout qu’à leur propre génie : il n’en reste pas moins qu’à leur insu cet enseignement les a pénétrés, et, qu’infidèles ou honteux, ils sont tout de même les disciples des anciens. En fait, et étant donné qu’il n’y a pas chez nous de littérature populaire, nous n’avons que deux sortes d’écrivains : les écrivains lettrés, qui sont de formation gréco-latine, et les illettrés qui sont en dehors de la littérature.

En France, ni la langue ni la littérature ne sont nées