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propriétaire, tout en restant propriétaire, finit par être une sorte de vassal de son fermier. En somme Saint-Simon a approuvé la propriété et s’en est délié. Il en est un partisan très soupçonneux. Il ne voudrait pas la sacrifier et voudrait un peu qu’elle se sacrifiât, et un peu l’obliger à se sacrifier, tout au moins à se subordonner à l’intérêt public, et il en cherche le moyen.

D’autres viendront, nullement partagés entre l’instinct aristocratique et le souci de l’intérêt commun, parce qu’ils ne seront pas du tout aristocrates, qui ne verront dans la propriété individuelle qu’un moyen de domination ou une sécession, et qui, à l’un ou l’autre litre, ou à tous les deux, la condamneront. D’autres viendront aussi qui croiront que la propriété telle qu’elle est n’est pas du tout nuisible à l’intérêt général, et au contraire, et qui la soutiendront telle qu’elle est, sans en vouloir changer les conditions, et c’est qu’ils seront convaincus, plus ou moins consciemment, que la société a besoin d’une aristocratie. Aristocrate et socialiste à la fois, Saint-Simon devait en cette matière s’arrêter à un moyen terme, et c’est, avec une grande gaucherie du reste, ce qu’il a fait.

Ce qui est encore plus aristocratique chez lui, sans peut-être en avoir l’air, ce sont ses idées sur « l’amélioration de la classe la plus pauvre. » C’est la mission principale qu’il donne à son clergé. Instruire le peuple, « répandre le plus promptement possible dans la classe des prolétaires les connaissances positives acquises » l’amuser aussi, noblement, lui communiquer les connaissances « qui peuvent garantir aux individus composant cette classe des plaisirs et des jouissances propres à développer leur intelligence, » voilà ce qu’il faudra poursuivre et réaliser. Ceci est le rêve généreux d’un bon patricien ; c’est ce que l’Église du moyen âge a constamment essayé de faire, et jamais n’a été plus nette chez Saint-Simon l’idée d’un clergé laïque se substituant au clergé ancien, pour le prolonger en quelque sorte et continuer son œuvre. C’est le rêve aussi de tous ceux qu’on peut appeler les bons féodaux, et qui, principalement au XVIIIe siècle, avaient les yeux fixés sur le moyen âge, et le voulaient en son esprit, moins ses violences et ses convulsions. Rien n’est moins démocratique, malgré les apparences. Ce que le peuple — et on ne peut guère s’en étonner — désire le moins, ce sont des guides moraux, des maîtres spirituels, des directeurs de conscience. Son peu de goût pour le clergé chrétien s’explique en partie par là. Il ne veut pas être traité en enfant. Bien entendu il l’est cependant, et va chercher dans les journaux faits pour lui les directeurs d’esprits dont, sans le savoir, il a besoin. Mais ce qu’il n’aime pas, ce sont les directeurs d’esprits organisés en corps, ayant des traditions,