Page:Revue des Deux Mondes - 1894 - tome 123.djvu/887

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

parce qu’elle me semble marquer un point relativement précis de l’évolution des idées réformistes en cette question : « Il est évident que, dans tout pays, la loi fondamentale est celle qui établit les propriétés et les dispositions pour les faire respecter ; mais de ce que cette loi est fondamentale, il ne résulte pas qu’elle ne puisse être modifiée. Ce qui est nécessaire c’est une loi qui établisse le droit de propriété, et non une loi qui l’établisse de telle ou telle manière. C’est de la conservation du droit de propriété que dépend l’existence de la société, mais non de la conservation de la loi qui a primitivement consacré ce droit. Cette loi dépend elle-même d’une loi supérieure et plus générale quelle, de cette loi de la nature en vertu de laquelle l’esprit humain fait de continuels progrès, loi dans laquelle toutes les sociétés puisent le droit de modifier et de perfectionner leurs institutions… Ainsi donc ces questions : quelles sont les choses susceptibles de devenir des propriétés ? par quels moyens les individus peuvent-ils acquérir ces propriétés ? de quelle manière ont-ils le droit d’en user lorsqu’ils les ont acquises ? sont des questions que les législateurs de tous les temps ont le droit de traiter toutes les fois qu’ils le jugent convenable ; car le droit individuel de propriété ne peut être fondé que sur l’utilité commune et générale de l’exercice de ce droit, utilité qui peut varier selon les temps. »

Nulle part Saint-Simon n’a mieux montré l’antinomie qui était au fond de sa pensée sur cette question. Chez lui ce n’est pas, comme chez Proudhon, l’individualisme et le socialisme, l’idée de liberté et l’idée d’égalité qui luttent l’une contre l’autre ; c’est l’aristocratisme et l’idée de l’intérêt général. Saint-Simon est profondément aristocrate ; après tout ce que j’ai dit de lui, je n’ai pas besoin de le démontrer ; mais il veut que l’aristocratie ne serve qu’au bien commun. Or, rencontrant la pierre angulaire de toute aristocratie, la propriété, il sent bien, nonobstant son aristocratie intellectuelle concentrée dans son « pouvoir spirituel », que la propriété individuelle disparaissant, toute véritable aristocratie, solide, durable et valant par elle-même, disparaît ; et donc il tient à la propriété. Mais ne se dissimulant pas que la propriété, moyen d’aristocratie, est un moyen aussi de ne pas l’exercer, est une ressource pour dominer l’association dans l’intérêt de l’association, mais une ressource aussi pour se désintéresser de l’association et lui être inutile, il voudrait que le propriétaire fût forcé d’être utile à la communauté. Il voudrait que « le droit individuel de propriété ne fût fondé que sur l’utilité commune et générale de l’exercice de ce droit. »

De là, dans ses Vues sur la propriété et la législation, ce système bizarre, dans le détail duquel je n’entrerai pas, où le