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aujourd’hui comme un homme de quarante à quarante-cinq ans. Elle va cesser d’être belliqueuse et elle va devenir philosophe. Or l’office du moraliste consiste à tracer à l’homme ses différens devoirs selon les âges qu’il traverse, et à indiquer à l’humanité les devoirs particuliers que lui impose, parmi les devoirs éternels, l’âge auquel elle est parvenue. L’humanité doit toujours être juste, bienfaisante, accessible à la pitié ; mais comme les enfans ont des devoirs particuliers et les hommes mûrs des devoirs spéciaux, de même l’humanité doit avoir une morale particulière dans ce qu’on appelle l’antiquité et une autre dans ce qu’on appelle les temps modernes. Je ne vois pas que Saint-Simon ait marqué nulle part quels sont les devoirs propres à un peuple de bâtisseurs, ni quels les devoirs spéciaux à un peuple d’artistes ; mais enfin telle est, en sa loi générale, je dirai la distribution de la morale selon les différens temps.

L’essentiel est donc, à chaque époque, de bien savoir quel est l’âge de l’humanité. Là-dessus il ne faut pas se tromper. Jugez du désastre si vous prescriviez à l’humanité enfantine les devoirs de l’humanité mûre, et à l’humanité philosophe les devoirs de l’humanité bâtissante ! On voit qu’en dernière analyse l’idée est de faire dépendre la morale de la philosophie de l’histoire. Si le cours de l’histoire modifie la morale, le moraliste devra se régler sur le cours de l’histoire, et la philosophie de l’histoire sera la lumière de la morale, ou plutôt morale et philosophie de l’histoire ne seront guère qu’une même science.

Ce n’est pas là une idée ridicule. Il est bien certain que les différens temps imposent à l’humanité des devoirs différens, comme les différentes circonstances imposent à l’homme de différentes obligations. Il est bien certain que le moraliste doit étudier l’époque où il vit, comme l’homme doit faire attention à l’âge où il est, parce que « qui n’a pas l’esprit de son âge, de son âge a tout le malheur. » Il est bien vrai, comme dit La Rochefoucauld, que « les vices nous attendent dans le cours de la vie comme des hôtes chez qui il faut successivement loger » et que pareillement l’humanité rencontre en sa marche de nouveaux hôtes, elle aussi, avec lesquels il lui faut savoir de quelle manière elle doit vivre. — On pourrait même faire remarquer que, si l’homme a plus de devoirs à mesure qu’il avance en âge, ce qui est mélancolique, mais ce qui est vrai, de même aussi l’humanité est tenue d’avoir une morale plus sévère à mesure qu’elle prend plus de siècles. Ne nous paraît-il pas presque naturel que les Grecs aient été comme des adolescens spirituels, brillans, beaux parleurs, artistes passionnés, très légers du reste, d’un sens moral faible, et à qui on pardonne tout parce qu’ils sont charmans ?